Prima Secundae - Saint Thomas d'Aquin

Prima Secundae

1. La Béatitude (Ia IIae 1-5)


 

Si la fin est dernière dans l’exécution, elle est première dans l’intention de l’agent. Tout ce qui agit doit nécessairement agir pour une fin. Or la première entre toutes les causes est la cause finale. Le libre arbitre est la « faculté de volonté et de raison ». En effet, par son essence même, le bien tend à se répandre. Il faut donc que la fin dernière comble tellement le désir de l’homme qu’elle ne laisse rien à désirer en dehors d’elle. Tout ce que l’homme désire, il le désire comme un bien, et si ce n’est comme le bien parfait, qui est la fin ultime, il faut que ce soit comme tendant au bien parfait.

Sans doute le pécheur s’écarte de l’objet qui réalise vraiment la raison de fin dernière ; mais il n’en garde pas moins l’intention de cette fin, qu’il cherche à tort dans d’autres choses. Toutes les choses corporelles obéissent à l’argent, du moins pour la multitude des sots, qui ne connaissent rien en dehors de ces biens corporels qu’ils peuvent acquérir par leur argent. Or, on ne doit pas chercher un jugement sur les biens de l’homme auprès des sots, mais auprès des sages. Autre est néanmoins le désir infini des richesses, autre celui du souverain bien. 

Plus celui-ci est possédé, plus il est aimé et plus tout le reste est méprisé, car en le possédant davantage on le connaît mieux, selon cette parole de l’Ecclésiastique (24, 21) : « Ceux qui se nourrissent de moi auront encore faim. » Mais pour l’appétit des richesses et de tous les biens temporels, c’est le contraire : dès qu’on les possède, on les méprise et on désire autre chose. C’est le sens de cette parole du Seigneur (Jn 4, 13) : « Celui qui boit de cette eau », symbole des biens temporels, « aura encore soif ». Et cela parce que l’on connaît mieux leur insuffisance lorsqu’on les possède. Ce fait même montre leur imperfection, et que le souverain bien ne se trouve pas là. 

Quant à la vraie récompense de la vertu, c’est la béatitude même, et c’est pour cette fin-là que les hommes vertueux agissent. Aussi la gloire humaine est-elle souvent trompeuse. Comme Dieu, au contraire, ne peut Se tromper, la gloire qu’Il confère est toujours vraie. Quant à la stabilité, chacun sait que la renommée n’en a aucune et qu’une fausse rumeur suffit à la détruire. Si parfois elle demeure stable, c’est par accident. Mais la béatitude est stable par elle-même et toujours.
La puissance nous assimile à Dieu d’une certaine manière ; mais il y a une différence essentielle. La puissance divine est identique à Sa bonté, en raison de quoi l’emploi que Dieu fait de Sa puissance est nécessairement bon. Mais cela ne se trouve pas chez les hommes, et c’est pourquoi il ne suffit pas à la béatitude des hommes qu’ils soient assimilés à Dieu par la puissance, s’ils ne Lui sont en outre assimilés par la bonté. Or l’homme ne doit pas être aimé pour lui-même, mais tout ce qui est dans l’homme doit être aimé pour Dieu. Donc la béatitude ne consiste en aucun bien de l’âme.

 

IaIIae Q2 a. 8 : La béatitude consiste-t-elle en quelque bien créé ?

 

Dieu est la vie heureuse de l’homme , et le Psaume (144, 15) : « Heureux le peuple dont le Seigneur est le Dieu. » Il est impossible que la béatitude de l’homme consiste en un bien créé. En effet, la béatitude est un bien parfait, capable d’apaiser entièrement le désir, sans quoi, et s’il restait encore quelque chose à désirer, elle ne pourrait être la fin ultime. Or l’objet de la volonté, faculté du désir humain, est le bien universel, de même que l’objet de l’intellect est le vrai universel.

D’où il est évident que rien ne peut apaiser la volonté humaine hors le bien universel. Celuici ne se trouve réalisé en aucune créature, mais seulement en Dieu ; car toute créature ne possède qu’une bonté participée. Ainsi Dieu seul peut combler la volonté de l’homme, selon ces paroles du Psaume (103, 5) : « C’est Lui qui rassasie vos désirs en vous comblant de biens. » C’est donc en Dieu seul que consiste la béatitude de l’homme.
Le plus haut état de l’homme touche au plus bas degré de la nature angélique par une certaine ressemblance ; mais l’homme ne s’arrête pas là comme dans sa fin ultime ; il remonte jusqu’à la source universelle du bien, qui est le commun objet de béatitude de tous les bienheureux, au titre de bien infini et parfait. Or l’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte comme la partie au tout, n’est pas une fin ultime, mais elle est ordonnée à Dieu comme à sa fin ultime. Donc le bien que représente l’univers n’est pas l’ultime fin de l’homme, celle-ci est Dieu Lui-même.

Dans un premier sens, la fin dernière de l’homme est un bien incréé, puisque c’est Dieu, qui seul, par Sa bonté infinie, peut combler parfaitement la volonté de l’homme. Dans un second sens, la béatitude de l’homme est quelque chose de créé qui existe en lui, qui n’est autre chose que l’acquisition ou la jouissance de la fin ultime.
Chez Dieu seul la béatitude est identique à l’existence. En Dieu se trouve la béatitude par essence, car Son être même est identique à Son activité, par laquelle Il jouit de Lui-même et non d’un autre. Dans l’état de vie présente, la béatitude parfaite ne saurait être possédée par l’homme.
La béatitude de l’homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé, qui est sa fin ultime, et à ce bien-là l’homme ne peut être uni par une activité des sens. La béatitude est la joie de la vérité. Mais la faculté la plus élevée de l’homme est l’intellect, et son objet le plus élevé est le bien divin, objet de l’intellect spéculatif, non de l’intellect pratique. C’est donc dans une activité de ce genre, dans la contemplation du divin, que consiste surtout la béatitude.

Par la vie contemplative, l’homme entre en communication avec ce qui le dépasse, avec Dieu et les anges, auxquels il est assimilé par la béatitude. L’ultime et parfaite béatitude qui nous est promise dans la vie future consiste tout entière dans la contemplation comme dans son principe. Quant à la béatitude imparfaite, telle qu’on peut l’avoir ici-bas, elle consiste d’abord et principalement dans la contemplation, mais aussi, secondairement, dans l’opération de l’intellect pratique dirigeant les actions et les passions humaines. L’homme vise un bien qui est en dehors de lui ; mais l’intellect spéculatif porte son bien en lui-même, par la contemplation de la vérité. Puisque la fin ultime de l’homme est un bien différent et extrinsèque, à savoir Dieu même, que nous atteignons par l’activité de l’intellect spéculatif, il en résulte que la béatitude de l’homme consiste davantage dans l’opération de l’intellect spéculatif que dans celle de l’intellect pratique. L’étude des sciences spéculatives offre une certaine participation de la vraie et parfaite béatitude. La gloire suprême, la béatitude de l’homme ne consiste que dans la connaissance de Dieu.

La parfaite béatitude de l’homme ne consiste pas dans ce qui est la perfection de l’intellect, selon qu’il participe d’un autre être, mais bien dans ce qui est tel dans son essence même. L’objet propre de l’intellect est le vrai. Ainsi l’objet qui ne représente qu’une vérité participée ne peut, quand on le contemple, perfectionner l’intellect en lui donnant sa perfection ultime. Dieu seul est la vérité par essence et que Sa contemplation rend parfaitement heureux. L’ultime perfection de l’intellect humain n’est obtenue que par l’union à Dieu. La béatitude ultime et parfaite ne peut être que dans la vision de l’essence divine.

L’homme ne saurait être parfaitement heureux tant qu’il lui reste quelque chose à désirer et à chercher. Il est donc requis pour la parfaite béatitude que l’intellect atteigne à l’essence même de la cause première. Et ainsi il possédera la perfection en s’unissant à Dieu comme à son objet, en qui seul consiste la béatitude. Dieu, du fait qu’Il saisit pleinement Sa propre essence par Son intellect, a une béatitude plus haute que l’homme ou l’ange, qui voit cette essence, mais ne la saisit pas pleinement.
La béatitude est la joie qui nous vient de la vérité. Quand la délectation des sens est contraire à la raison, elle empêche alors l’estimation de la prudence, plus qu’elle ne met obstacle au jugement de l’intellect spéculatif. La vision correspond à la foi, et la délectation ou fruition à la charité. L’intellect est suffisamment perfectionné par la vision de Dieu, et la volonté par la délectation qu’elle y trouve. Le vrai correspond à la vision et le bien à la délectation.

La béatitude consiste dans l’obtention de la fin ultime la béatitude exige le concours de ces trois choses :

• la vision, qui est une connaissance parfaite de notre fin intelligible ;
• la compréhension, qui implique la présence de cette même fin,
• et la délectation ou fruition, qui implique le repos de l’être aimant dans la possession de l’être aimé.

Certaines âmes bienheureuses sont élevées aux ordres supérieurs du monde angélique, et voient Dieu plus clairement que les anges inférieurs. En effet, l’homme, en cette vie, a besoin de ce qui est nécessaire au corps, tant pour l’activité de la vertu contemplative que pour celle de la vertu active, laquelle, d’ailleurs, requiert encore plusieurs autres conditions pour accomplir ses oeuvres. Pour la béatitude parfaite, au contraire, celle qui consiste en la vision de Dieu, de tels biens ne sont nullement requis. L’homme a besoin, pour agir vertueusement, du concours des amis, tant dans les oeuvres de la vie active que dans celles de la vie contemplative.

 

IaIIae Q5 a. 2 : Un homme peut-il avoir plus de béatitude qu’un autre ?

 

« Dans la maison de mon Père il y a beaucoup de demeures. » Et ces demeures correspondent aux différents degrés de mérite de ceux qui sont dans la vie éternelle. Il y a différents degrés dans la béatitude, et elle n’est pas égale chez tous.

L’idée de béatitude inclut deux aspects :

• d’abord la fin ultime elle-même, qui est le souverain bien ;
• puis l’obtention ou la jouissance de ce bien.

En ce qui concerne le bien même qui est l’objet de la béatitude, il ne peut y avoir une béatitude plus grande qu’une autre, puisqu’il n’y a qu’un souverain bien, qui est Dieu, dont la possession rend les hommes bienheureux. Mais quant à l’obtention ou jouissance de ce bien, l’un peut avoir plus de béatitude que l’autre ; car plus on jouit de ce bien, plus on est bienheureux. Or il arrive qu’un homme jouisse de Dieu plus parfaitement qu’un autre, parce qu’il est mieux disposé ou mieux ordonné à cette jouissance. Et c’est ainsi que l’un peut avoir plus de béatitude que l’autre. L’égalité du salaire d’un denier signifie que la béatitude est unique du côté de l’objet. Mais la diversité des demeures signifie la diversité de la béatitude selon les divers degrés de jouissance.
On dit l’un plus heureux que l’autre en raison d’une participation différente de ce même bien. Et l’addition d’autres biens ne saurait augmenter la béatitude, ce qui fait dire à S. Augustin : « Celui qui Vous connaît et connaît en même temps les autres choses, n’est pas rendu plus heureux à cause d’elles, mais il est bienheureux à cause de Vous seul. »

 

IaIIae Q2 a. 3 : Un homme peut-il être bienheureux en cette vie ?

 

« L’homme né de la femme vit peu de temps, et sa vie est remplie de misères. » Mais la béatitude exclut la misère. Donc, en cette vie, l’homme ne peut être bienheureux. Une certaine participation de la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non la béatitude vraie et parfaite. La béatitude, étant un bien parfait et qui se suffit à lui-même, exclut tout mal et comble tout désir. Or il n’est pas possible d’écarter tous les maux dans la vie présente : cette vie est soumise à beaucoup de maux inévitables, comme l’ignorance du côté de l’intellect, les affections désordonnées du côté de l’appétit et, en ce qui touche le corps, un grand nombre d’afflictions. Pareillement, le désir du bien ne peut être rassasié en cette vie ; car il est naturel à l’homme de désirer la permanence du bien qu’il possède. Or les biens de cette vie sont transitoires comme la vie elle-même, que nous désirons elle aussi, et voudrions voir durer toujours, car l’homme par nature a horreur de la mort. Il est donc impossible que la vraie béatitude se trouve dans la vie présente.

Ce qui constitue spécialement la béatitude c’est la vision de l’essence divine, vision que l’homme ne peut obtenir dans la vie présente. Il est évident, d’après tout cela, que nul ne peut, dans cette vie, obtenir la vraie et parfaite béatitude. Certains hommes sont appelés bienheureux en cette vie, ou bien à cause de l’espoir qu’ils ont d’acquérir la béatitude dans la vie future, conformément à cette parole (Rm 8, 24) : « C’est en espérance que nous sommes sauvés » ; ou bien en raison d’une certaine participation de la béatitude qui les fait jouir plus ou moins du souverain bien.

La participation à la béatitude comporte deux genres d’imperfections.

• D’abord du côté de l’objet même de la béatitude, qui n’est pas vu selon son essence. Et cette imperfection-là supprime la raison de vraie béatitude.
• En second lieu, la béatitude peut être imparfaite du côté de celui qui en participe. Sans doute, il atteint l’objet même de la béatitude, Dieu, tel que cet objet est en lui-même, mais imparfaitement, par comparaison avec la manière dont Dieu jouit de Lui-même. Et une telle imperfection ne supprime pas la vraie raison de béatitude.

Le faux est le mal de l’intelligence autant que le vrai est son bien. La béatitude est une perfection consommée, qui exclut tout défaut chez le bienheureux. Aussi est-elle attribuée hors de toute mutabilité, grâce à la vertu divine qui élève l’homme à la participation de Son éternité, au-dessus de tout changement. L’essence de la béatitude consiste dans la vision de l’essence divine.

2. Les Actes Humains (Ia IIae 6-21)


 

Le volontaire appartient à l’acte qui est une opération rationnelle. On appelle volontaire ce qui procède de la volonté. Dieu, qui est plus puissant que la volonté humaine, peut la mouvoir. Le plaisir, ou la convoitise du plaisir, corrompt le jugement de la prudence.

Sept circonstances : « Qui, quoi, où, par quels moyens, pourquoi, comment, quand. » (10 prédicaments : 1 substance et 9 accidents : quantité, qualité, relation, lieu, habitus [manière d’être], passion, action, temps, position [situs]). L’acte moral est spécifié surtout par sa fin.

Le bien est ce que tous les êtres désirent. La fin est un bien, ou un bien apparent. Chaque fois que l’on veut les moyens, on veut la fin par le même acte, l’inverse n’étant pas vrai. La raison, qui englobe la volonté, meut par son commandement l’irascible et le concupiscible, non « de façon despotique » comme l’esclave est mû par son maître, mais « selon un pouvoir royal et politique », à la manière dont les hommes libres sont conduits par leur gouvernant, tout en gardant la faculté d’agir en sens contraire. De là vient que le concupiscible et l’irascible ont le pouvoir de mouvoir contrairement à la volonté. Et ainsi rien n’empêche que la volonté soit parfois mue par eux. Beaucoup d’hommes obéissent à leurs passions, auxquels les sages seuls résistent.
Dieu meut la volonté de l’homme en qualité de moteur universel vers l’objet universel de la volonté qui est le bien. Sans cette motion universelle l’homme ne peut vouloir quelque chose. Mais par sa raison il se détermine à vouloir ceci ou cela, vrai bien ou bien apparent. Cependant Dieu meut parfois certains de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque chose de bon ; ainsi ceux qu’Il meut par la grâce. Par nature, l’homme ne veut pas seulement l’objet de la volonté, mais encore tout ce qui convient aux autres puissances, par exemple la connaissance de la vérité qui est affaire d’intelligence. La fin ultime meut nécessairement la volonté, car elle est un bien parfait. Sous la motion divine, des causes nécessaires produisent leurs effets de façon nécessaire, et des causes contingentes produisent leurs effets de façon contingente. Donc, puisque la volonté est un principe actif non déterminé de façon unique, mais ouvert indifféremment à plusieurs effets, Dieu la meut sans la déterminer nécessairement à une seule chose ; son mouvement demeure ainsi contingent et non nécessaire, sauf à l’égard des biens vers lesquels elle est mue par nature.

On ne jouit pas si ce dont s’empare la volonté est voulu pour autre chose. L’homme ne peut vouloir à la fois Dieu et les avantages temporels comme des fins ultimes, parce qu’il ne peut y en avoir plusieurs pour un seul homme. La fin ne tombe donc pas sous le choix. La fin ultime échappe absolument à notre choix. Il ne revient pas au subordonné de juger si une chose est possible ; mais il doit s’en remettre chaque fois au jugement de son supérieur. Nous ne nous demanderions pas si un moyen d’atteindre une fin est possible, dans le cas où il ne conviendrait pas pour cette fin. C’est pourquoi, avant de nous demander s’il est possible, il faut chercher s’il est propre à nous conduire à la fin.

Deux actes de la raison doivent être envisagés. Le premier consiste à saisir de façon simple la vérité. Et cela n’est pas en notre pouvoir, car cela se produit par la vertu d’une certaine lumière naturelle ou surnaturelle. C’est pourquoi, de ce point de vue, l’acte de la raison n’est pas en notre pouvoir et ne peut être commandé. « A l’égard du concupiscible et de l’irascible, la raison n’exerce pas le pouvoir despotique », celui du maître sur l’esclave, « mais un pouvoir politique », celui qui s’adresse aux hommes libres non totalement soumis au commandement. Tout agent désire en quelque manière sa fin.

Plus un acte est immatériel, plus il est noble et plus il est soumis au commandement de la raison. Le fait que le mouvement des membres génitaux n’obéit pas à la raison vient pour saint Augustin de la peine due au péché : l’âme, en raison de sa désobéissance à Dieu, subit la peine de la désobéissance en ce membre surtout par lequel le péché originel est transmis aux descendants.

Le bien et l’être sont convertibles entre eux. Toute action aura autant de bonté qu’elle aura d’être ; et autant elle s’éloignera de la plénitude qui convient à l’action humaine, autant elle s’éloignera de la bonté et deviendra mauvaise s’il manque quelqu’une de ces circonstances. N’importe quel défaut produit le mal, mais le bien ne provient que d’une cause parfaite. Le bien de l’homme consiste dans la conformité, et le mal dans la contrariété à l’égard de la raison. La fin vient en dernier lieu dans l’exécution, mais elle est première dans l’intention de la raison. Tout acte est spécifié par son objet, et l’acte humain appelé acte moral est spécifié par l’objet considéré dans son rapport avec le principe des actes humains qui est la raison.

Tout acte, par cela seul qu’il n’est pas rapporté à la fin voulue, contredit la raison et devient mauvais. Nous appelons généralement mal tout ce qui est contraire à la droite raison. Toutes les fois qu’une circonstance est conforme ou contraire à l’ordre spécial de la raison, elle donne nécessairement à l’acte un caractère spécifique de bonté ou de malice. Le mal résulte de tous les défauts particuliers. La volonté n’a pas toujours pour objet un bien véritable ; quelquefois ce bien n’est qu’apparent. La volonté peut tendre vers le bien universel que lui propose l’intelligence, mais l’appétit sensible ne tend que vers les biens particuliers que perçoivent les sens.

S. Augustin, définit le péché comme « une action, une parole, un désir contraires à la loi éternelle. Le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n’importe quel défaut. La loi éternelle ne peut se tromper, mais la raison humaine le peut. La malice de l’intention suffit à produire la malice de la volonté. La science de l’homme se conforme à la science divine par la connaissance de la vérité, Dieu veut toute chose sous la raison de bien. Dieu ne veut pas la damnation de quelqu’un pour la damnation elle-même, ni la mort de quelqu’un en tant qu’elle est mort, car Lui-même « veut que tous les hommes soient sauvés » (1 Tm 2, 4), mais Il veut cela sous la raison de justice. La fin est première dans l’intention, mais dans l’exécution elle vient en dernier lieu. Le mal résulte d’un seul défaut particulier ; tandis que le bien, pour exister absolument, exige, non seulement un bien particulier, mais une bonté intégrale. 

 

IaIIae Q21 a. 1 : L’acte humain, en tant qu’il est bon ou mauvais, a-t-il raison de rectitude ou de péché ?

 

La bonté de l’acte humain dépend principalement de la loi éternelle, et par suite, la malice consiste à s’écarter de celle-ci. Or, c’est en cela que consiste le péché, dit S. Augustin : « Le péché est toute action, toute parole, tout désir contraire à la loi éternelle. » Donc tout acte humain, du fait qu’il est mauvais, a raison de péché. Toute privation de bien est un mal chez tout être ; tandis que le péché consiste proprement dans un acte exécuté pour une fin avec laquelle il n’est pas dans l’ordre requis.

Or, la relation requise avec la fin est réglée selon une mesure déterminée. Chez les êtres qui agissent par nature, cette mesure se confond avec la vertu naturelle qui les incline vers leur fin. Donc, quand l’acte procède d’une vertu naturelle suivant son inclination naturelle à la fin, la rectitude est observée dans l’acte, parce que le juste milieu ne sort pas des extrêmes : c’est-à-dire que l’acte ne sort pas du rapport qui unit le principe actif à la fin. Mais quand l’acte s’écarte de cette rectitude, survient la raison de péché.

Dans les actes accomplis par la volonté, la règle prochaine est la raison humaine ; la règle suprême est la loi éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l’acte se porte vers une fin suivant l’ordre voulu par la raison et par la loi éternelle, il est droit ; toutes les fois qu’il dévie de cette rectitude, il devient péché. Or, il est évident que tout acte volontaire est mauvais parce qu’il s’éloigne de l’ordre voulu par la raison et la loi éternelle, et qu’il est bon lorsqu’il y est conforme. Il faut en conclure que tout acte humain, du fait qu’il est bon ou mauvais, reçoit la qualité de rectitude ou de péché. Dans le péché de la volonté, l’acte s’écarte toujours de la fin ultime, parce que nul acte volontaire mauvais ne peut être rapporté à la béatitude, qui est la fin ultime. Toutefois il ne s’écarte pas de la fin prochaine que la volonté vise et atteint. Et comme cette intention elle-même est rapportée à la fin ultime, on peut trouver en elle la rectitude ou le péché. Il y a péché lorsqu’on s’écarte de l’ordre qui unit l’acte à la fin. Le péché et le mal résultent toujours de la déviation à l’égard de cette fin.

 

IaIIae Q21 a. 4 : L’acte humain, en tant qu’il est bon ou mauvais, entraîne-t-il mérite ou démérite devant Dieu ?

 

Tout acte humain, bon ou mauvais, comporte mérite ou démérite devant Dieu. Or nos actes bons et mauvais acquièrent mérite ou démérite auprès de Dieu de ces deux manières. Ils ont rapport à Dieu lui-même en tant qu’Il est la fin ultime de l’homme ; car tous nos actes doivent être rapportés à leur fin ultime. Aussi celui qui commet une mauvaise action qui ne peut être rapportée à Dieu ne rend pas à Dieu l’honneur qu’il Lui doit comme à la fin ultime.
Mais du point de vue de la communauté universelle, nos actes ont aussi rapport à Dieu. Car dans toute communauté, celui qui gouverne est chargé de veiller au bien commun ; c’est donc à lui qu’il appartient de récompenser le bien et de punir le mal qui se font dans la communauté. Or, Dieu est le gouverneur et le chef de l’univers, et en particulier des créatures raisonnables. Par suite, il est évident que les actes humains entraînent mérite ou démérite devant Lui, sinon il faudrait conclure que Dieu se désintéresse des actions humaines.

Les actes de l’homme ne peuvent rien enlever ni donner à Dieu, absolument parlant. Toutefois, l’homme Lui donne et Lui enlève quelque chose, autant qu’il est en son pouvoir, en observant ou non l’ordre instauré par Dieu. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. 

3. Les Passions (Ia IIae 22-48)


 

Passions de l’âme et affections sont identiques. Chez les êtres plus proches de la perfection suprême, c’est-à-dire de Dieu, on trouve peu de potentialité et de passion ; et davantage chez les autres. « La passion est un mouvement de l’appétit sensible se portant sur le bien ou sur le mal présenté par l’imagination.

• Donc, toute passion qui regarde le bien ou le mal de façon absolue appartient au concupiscible ; ainsi la joie, la tristesse, l’amour, la haine, etc. (dans le concupiscible : amour-haine, désir-aversion, joie-tristesse).
• Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant qu’il est ardu, c’est-à-dire en tant qu’il y a difficulté à l’atteindre ou à l’éviter, appartient à l’irascible, comme l’audace, la crainte, l’espérance, etc. (dans l’irascible : espoir-désespoir, crainte-audace, colère). 

 

IaIIae Q23 a. 4 : Y a-t-il dans la même puissance des passions d’espèce différente qui ne soient pas contraires entre elles ?

 

Il y a donc des passions appartenant à la même puissance, qui diffèrent quant à l’espèce et ne sont pas contraires entre elles. Dans les mouvements de l’appétit, le bien possède comme une force attractive, et le mal comme une force répulsive.
Dans le concupiscible, il existe trois couples de passions : l’amour et la haine, le désir et l’aversion la joie et la tristesse.
Il y a aussi trois groupes dans l’irascible : l’espoir et le désespoir, la crainte et l’audace, enfin la colère, qui n’a pas de passion contraire.
En tout, onze passions d’espèces différentes : six dans le concupiscible et cinq dans l’irascible. En dehors de ces onze, il n’y a pas d’autre passion de l’âme.

Le repos, étant la fin du mouvement, est premier dans l’ordre d’intention, quoique dernier dans l’ordre d’exécution. Le mal, qui est la privation du bien. C’est parce qu’on recherche le bien qu’on repousse le mal opposé. Le bien a raison de fin ; et cette fin est première dans l’ordre d’intention, quoique dernière dans l’ordre d’exécution.

Si nous voulons alors déterminer l’ordre de toutes les passions dans le processus de leur génération, le voici :

1° L’amour et la haine ;
2° le désir et l’aversion ;
3° l’espoir et le désespoir ;
4° la crainte et l’audace ;
5° la colère ;
6° la joie et la tristesse, qui sont l’aboutissement de toutes les passions

La volonté droite est un amour bon, et la volonté perverse un amour mauvais. Aimer, c’est vouloir du bien à quelqu’un. L’amitié utile et agréable, dans la mesure où elle penche vers l’amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable amitié. Le mal n’est jamais aimé que sous sa raison de bien, c’est-à-dire en tant qu’il est un bien relatif que l’on prend pour un bien pur et simple. Aussi l’amour est-il plus unifiant que la connaissance.
L’amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime ; l’amour du bien qui ne convient pas blesse et détériore. C’est pour cela que l’homme est perfectionné et rendu meilleur surtout par l’amour de Dieu, tandis qu’il est blessé et détérioré par l’amour du péché.
De même qu’une chose peut être considérée comme bonne alors qu’elle ne l’est pas, ainsi peut-on juger mauvais ce qui n’est pas un vrai mal. Or la haine précède l’amour. Elle implique en effet qu’on s’éloigne du mal, et l’amour qu’on s’approche du bien. Or, en toute chose, il faut considérer ce qui s’accorde avant de considérer ce qui s’oppose. Celui qui aime l’iniquité hait non seulement son âme mais encore soi-même.

L’être et le vrai ne sont qu’une même chose Le bien, en effet, a raison de chose désirable – ce que n’ont pas l’être ou le vrai, le bien étant « ce que toutes choses désirent ». Les hommes aiment la lumière de la vérité, mais ils haïssent ses reproches. Ceux qui mettent leur fin dans les richesses les désirent à l’infini ; mais ceux qui les désirent pour subvenir aux nécessités de la vie ne désirent que des richesses limitées.

 

IaIIae Q31 a. 5 : Comment classer les plaisirs de l’appétit supérieur par rapport à ceux de l’appétit inférieur ?

 

Aristote nous dit : « Le plaisir le plus grand est celui qui accompagne l’oeuvre de la sagesse. » Les joies intellectuelles l’emportent de beaucoup sur les plaisirs sensibles. L’homme, en effet, se réjouit bien plus de connaître avec son intelligence qu’avec ses sens. C’est parce que la connaissance intellectuelle est plus parfaite ; de plus elle est mieux connue parce que l’intelligence réfléchit davantage sur son acte que ne font les sens. Cette connaissance intellectuelle est aussi plus aimée : il n’est personne qui ne préférerait, dit S. Augustin, être privé de la vision physique que de la vision intellectuelle, dont les bêtes et les insensés sont privés.

Mais si l’on compare les plaisirs intellectuels de l’esprit aux plaisirs sensibles du corps, alors à parler d’une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l’emportent. On le voit par la considération des trois facteurs requis pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il est uni, et l’union elle-même. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel ; il est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s’abstiennent même des plus grandes voluptés charnelles pour ne pas perdre l’honneur, qui est un bien d’ordre intellectuel.
La partie intellectuelle elle-même est beaucoup plus noble, et plus apte à connaître que la partie sensible. Le sens s’arrête aux accidents extérieurs de l’être, tandis que l’intelligence pénètre jusqu’à l’essence. Les réalités intellectuelles, au contraire, excluent le mouvement, de sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent pleinement tous ensemble. Enfin l’union spirituelle est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et disparaissent rapidement ; les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
A considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître qu’ils sont plus véhéments. Aussi les plaisirs physiques, survenant après ces tristesses, sont-ils ressentis davantage et par suite plus appréciés, que les joies spirituelles, qui n’ont pas de tristesses contraires.

La plupart des hommes ne pouvant atteindre aux délectations de l’esprit, qui sont le propre des hommes vertueux, il en résulte qu’ils s’abaissent aux plaisirs corporels. Les plaisirs corporels relèvent de la partie sensible de l’âme, qui est réglée par la raison ; c’est pourquoi ils ont besoin d’être tempérés et refrénés par elle. Mais les délectations spirituelles sont du domaine de l’esprit, qui est lui-même la règle ; aussi bien sont-elles par elles-mêmes sobres et mesurées. Les premiers plaisirs des sens, ceux qui viennent de la connaissance, sont propres à l’homme ; les autres, ceux qui sont relatifs à l’amour que nous avons pour nos sens à cause de leur utilité, sont communs à tous les animaux.

Plus le péril dans le combat fut grand, et plus la joie sera grande dans le triomphe. Comme il est plus parfait de contempler une vérité connue que de rechercher une vérité qu’on ignore, la contemplation de ce qu’on sait est, de soi, plus agréable que la recherche de choses inconnues. Cependant, par accident, et en raison du second élément du plaisir, il arrive que la recherche soit plus intéressante, parce qu’elle procède d’un désir plus intense, excité par la conscience de notre ignorance. Ainsi, en ce monde, nous trouvons du plaisir à une connaissance imparfaite des choses divines, et ce plaisir lui-même excite en nous la soif ou le désir d’une connaissance parfaite.

Le plaisir détruit le jugement de la prudence. Mais les plaisirs du corps empêchent l’exercice de la raison de trois manières.

1° Parce qu’ils distraient.
2° Le plaisir gêne l’exercice de la raison en le contrariant.
3° L’exercice de la raison est empêché par une sorte de ligature. Ce n’est pas n’importe quel plaisir qui empêche l’acte de la raison, mais le plaisir corporel. Quant au plaisir consécutif à l’acte de la raison, il fortifie l’exercice de cette dernière. 

 

IaIIae Q34 a. 1 : Tout plaisir est-il mauvais ?

 

Il faut donc dire que certains plaisirs sont bons, et d’autres mauvais. Le bien et le mal, en morale, se déterminent par convenance ou désaccord avec la raison. En morale, il y a un plaisir qui est bon du fait que l’appétit supérieur ou inférieur se repose en ce qui convient à la raison ; et un plaisir mauvais, du fait qu’il est en désaccord avec la raison et avec la loi de Dieu. Les plaisirs qui ont pour objet l’acte de la raison n’entraînent pas la raison ni ne détruisent la prudence, comme les plaisirs du corps. Ces plaisirs entravent l’exercice de la raison. Le plaisir de l’acte conjugal, bien que son objet soit conforme à la raison, empêche cependant l’exercice de celle-ci, à cause du bouleversement physique qui l’accompagne. Mais ce plaisir ne contracte pas pour autant une malice morale ; pas plus que le sommeil, où l’exercice de la raison est lié, n’est moralement mauvais s’il est pris selon la raison ; car la raison elle-même prescrit que l’exercice de la raison soit interrompu quelquefois.

L’homme tempérant ne fuit pas tous les plaisirs, mais ceux qui sont excessifs et ne conviennent pas à la raison. Le bien se divise en bien honnête, utile et délectable. L’homme est jugé bon ou mauvais surtout d’après les plaisirs de sa volonté ; car celui-là est bon et vertueux qui trouve sa joie dans les activités des vertus ; et mauvais celui qui se complaît dans les oeuvres mauvaises. Mais la volonté des bons ne se réjouit dans ces plaisirs que s’ils sont conformes à la raison ; ce qui ne préoccupe pas la volonté des méchants. Car celui-là est bon dont la volonté se repose dans le vrai bien, et mauvais celui dont la volonté se repose dans le mal.

Les larmes de la vie présente conduisent à la consolation de la vie future. En effet, par cela même qu’il pleure à cause de ses péchés ou du retardement de la gloire, l’homme mérite la consolation éternelle. Il est impossible de réfléchir à quelque chose dans la jouissance sexuelle.
Dans la contemplation de la vérité on trouve le plus grand plaisir. Or tout plaisir atténue la douleur. C’est pourquoi la contemplation de la vérité adoucit la tristesse ou la douleur, et d’autant plus que l’on aime davantage la sagesse. Aussi la contemplation des choses de Dieu et de la béatitude à venir est-elle cause de joie dans les tribulations. Toutes les passions de l’âme doivent être réglées selon la règle de la raison, qui est la racine du bien honnête. Aussi la tristesse du péché est-elle utile pour amener l’homme à fuir le péché. Quant à la tristesse ou douleur qui porte sur un mal apparent, lequel est un vrai bien, elle ne peut être le souverain mal, car il serait pire d’être complètement éloigné du vrai bien. Par suite le mal de l’âme est un plus grand mal que le mal du corps. L’espoir présuppose le désir, comme toutes les passions de l’irascible présupposent celles du concupiscible.

 

IaIIae Q40 a. 6 : Les jeunes et les gens ivres regorgent-ils d’espoir ?

 

Les gens ivres ont bon espoir. Les jeunes ont beaucoup d’espoir. La jeunesse est cause d’espoir pour trois raisons, qui peuvent se rattacher aux trois conditions du bien objet de cette passion : qu’il est futur, difficile et possible.

– En effet, les jeunes ont beaucoup d’avenir et peu de passé. Et, parce que la mémoire porte sur le passé, tandis que l’espoir regarde l’avenir, ils ont peu de mémoire, mais beaucoup d’espoir.
– C’est la dilatation du coeur qui fait tendre aux choses difficiles. C’est pourquoi les jeunes sont entreprenants et pleins d’espoir.
– De même aussi, ceux qui n’ont pas essuyé de revers ni rencontré d’obstacles dans leurs efforts s’imaginent facilement que telle chose leur est possible. C’est ainsi que les jeunes gens, à défaut de l’expérience des obstacles et de leurs propres lacunes, croient facilement pouvoir réussir et sont donc pleins d’espoir.

Tous les sots et ceux qui ne réfléchissent pas ont toutes les audaces et sont remplis d’espoir. Celui qui craint que Dieu le punisse, observe Ses commandements, commence ainsi d’espérer, et s’ouvre par là même à l’amour. Toute passion, autant qu’il est en elle, par le défaut de rectitude dans le jugement gêne la faculté de bien délibérer. Ceux qui n’ont pas l’expérience du danger sont plus audacieux, non parce qu’ils manquent de quelque chose, mais par une conséquence accidentelle de ce défaut ; leur manque d’expérience les empêche de connaître leur faiblesse et la présence du danger.

Infliger la vengeance relève de la justice ; faire du tort à quelqu’un relève de l’injustice. Quand on attribue la colère à Dieu, ce n’est pas comme une passion sensible, mais comme une détermination de sa justice, en tant qu’il veut que le péché soit vengé. Certes le pécheur, dans son acte, ne peut pas nuire effectivement à Dieu. Mais pour autant que cela dépend de lui, il agit doublement contre Dieu.

– Tout d’abord, il L’offense en méprisant Ses commandements.
– Secondement, par le dommage qu’il se cause à lui-même ou à autrui, le pécheur nuit à un homme qui est l’objet de la providence et de la protection de Dieu.

4. Les Habitus (Ia IIae 49-54)


 

On appelle habitus l’arrangement suivant lequel un être est bien ou mal disposé, ou par rapport à soi ou à l’égard d’autre chose. Les habitus sont ce qui nous fait réagir bien ou mal dans les passions. » En effet, quand c’est un mode d’être qui s’accorde avec la nature de la réalité, alors il a raison de bien ; mais quand il ne s’accorde pas, alors il a raison de mal. l’habitus est la qualité difficilement changeante. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans la volonté, comme dans les autres facultés d’appétit, des qualités qui donnent cette inclination. Ces qualités s’appellent des habitus. Moins cette intelligence a de potentialité, plus elle est supérieure. Les habitus des vertus et des vices sont causés par des actes. 

 

IaIIae Q51 a. 4 : Y a-t-il des habitus infusés dans l’homme par Dieu ?

 

« Le Seigneur l’a rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence. » Mais la sagesse et l’intelligence sont des habitus. Il y a donc des habitus infusés à l’homme par Dieu. Il y a des habitus par lesquels nous sommes adaptés à une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine et qui est cependant l’ultime et parfaite béatitude de l’homme. Parce qu’il faut que les habitus soient proportionnés à l’objet même auquel ils nous adaptent, il est nécessaire que les habitus qui nous préparent à cette fin dépassent, eux aussi, la capacité de la nature humaine. Voilà pourquoi de tels habitus ne peuvent jamais être dans l’homme que par infusion divine. C’est le cas de toutes les vertus données par grâce.

Dieu peut produire les effets des causes secondes en se passant d’elles. Ainsi a-t-Il donné aux Apôtres la science des Écritures et celle de toutes les langues, connaissance que les hommes peuvent acquérir par l’étude ou par l’usage, mais sans parvenir à la même perfection. Dieu se comporte d’une manière égale envers tous pour ce qui est de leur nature. Mais, suivant en cela l’ordre de Sa sagesse, selon un plan déterminé, Il donne à quelques-uns des choses qu’il n’accorde pas à d’autres. Il ne fait rien contre ce qui convient à la nature.

Les actes produits par habitus infus ne causent pas un habitus mais confirment un habitus préexistant. On perd aussi la vertu par le péché. La nature ne peut nullement se perdre, l’habitus ne se perd que difficilement. De toute évidence l’habitus de la vertu morale nous rend prompt à choisir le juste milieu dans nos opérations et dans nos passions. Or, quand quelqu’un ne se sert pas de son habitus vertueux pour modérer ses propres passions ou opérations, nécessairement beaucoup d’entre elles se produisent en dehors de la mesure de la vertu, sous l’influence de l’appétit sensible et d’autres pressions venues de l’extérieur. Ainsi la vertu se détruit ou s’affaiblit, par absence d’activité.
Il en est de même des habitus intellectuels, selon lesquels on devient prompt à bien juger de ce qu’on a dans l’imagination. Donc, lorsque l’on cesse de faire usage d’un habitus intellectuel, des imaginations étrangères surgissent, et parfois elles conduisent à des positions contraires.
C’est au point que si le fréquent usage de l’habitus intellectuel ne parvient pas à couper en quelque sorte ou à comprimer des imaginations, on est rendu moins apte à juger correctement, et parfois on est tout à fait disposé au parti contraire. Et ainsi, par absence d’activité, un habitus intellectuel s’affaiblit ou même se détruit. Ainsi les actes des vertus conviennent à la nature humaine, du fait qu’ils sont selon la raison ; ceux des vices au contraire, du fait qu’ils sont contre la raison, sont en dysharmonie avec cette nature. Il est donc évident que la distinction spécifique des habitus est celle du bien et du mal.

5. Les Vertus (Ia IIae 55-70)


 

S. Augustin dit encore que « la vertu est l’ordre de l’amour », et il explique ailleurs que « cette mise en ordre consiste à jouir de ce dont il faut jouir et à user de ce dont il faut user ». C’est par la vertu en effet que l’amour trouve en nous son ordre. La vertu est la bonne qualité de l’esprit, qui assure une vie droite, dont nul ne fait mauvais usage, que Dieu opère en nous sans nous. L’être est ce qui vient à l’esprit en premier lieu ; aussi, dès qu’une réalité est appréhendée par nous, nous lui attribuons l’être, puis, par suite, l’unité et le bien, qui sont convertibles avec l’être. La prudence est dans la raison puisqu’elle est “la droite règle de l’action”. La vertu est l’habitus dont on use bien. La vie contemplative a plus de mérite que la vie active. Le Philosophe ne compte que ces trois vertus intellectuelles spéculatives sagesse, science et intelligence (il faut ajouter l’art et la prudence).

Le bien de l’intelligence, c’est le vrai ; son mal, c’est le faux. L’art n’est pas autre chose que la droite règle des ouvrages à faire. Pour le bon usage de l’art une vertu morale est requise. L’art est la droite règle dans les choses à fabriquer, tandis que la prudence est la droite règle dans l’action. Bien vivre consiste en effet à bien agir. Il est nécessaire qu’il y ait dans la raison une vertu intellectuelle qui lui donne assez de perfection pour bien se comporter à l’égard des moyens à prendre. Cette vertu est la prudence. Aussi la prudence est-elle une vertu nécessaire pour bien vivre. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec la réalité. Le bon conseil est l’habitus qui nous rend bons conseillers le bon sens a pour fonction de bien juger. Cicéron assigne à la prudence trois autres parties : “la mémoire du passé, l’intelligence du présent, la prévoyance de l’avenir”. Il y a l’autorité du Philosophe, qui fait de l’eubulie, de la synesis et de la gnomé des vertus annexes de la prudence (Eubulie : prendre les bons conseils – Synesis : jugement / loi commune – Gnomé : jugement / loi naturelle).

C’est pourquoi à cette vertu du bon gouvernement qu’est la prudence, comme à une vertu principale, s’adjoignent comme vertus secondaires :

– le bon conseil, qui aide à bien délibérer,
– puis le bon sens et l’équité qui intéressent le jugement. Le bon sens fait juger de l’action suivant la loi ordinaire. L’équité fait juger suivant la raison naturelle elle-même, dans les cas où la loi ordinaire ne suffit plus.

Le bien de l’homme consiste à vivre selon la raison pour bien agir, il est requis que non seulement la raison soit bien disposée par l’habitus de la vertu intellectuelle, mais aussi que l’appétit le soit par l’habitus de la vertu morale. L’art englobe même la prudence, puisqu’elle est la droite règle de l’action comme l’art est la droite règle des choses à fabriquer.

Les vertus intellectuelles ne sont qu’au nombre de cinq : la science, la sagesse, l’intelligence la prudence et l’art. La vertu est double, l’une est intellectuelle, l’autre est morale. La foi, l’espérance et la charité sont au-dessus des vertus humaines ; ce sont les vertus de l’homme en tant qu’il est devenu participant de la grâce divine.

 

IaIIae Q58 a. 4 : La vertu morale peut-elle exister sans vertu intellectuelle ?

 

La vertu morale « est l’habitus devenu naturel, qui se conforme à la raison ». La prudence est une vertu intellectuelle. Donc les vertus morales ne peuvent exister sans les vertus intellectuelles. La vertu morale peut bien exister sans certaines vertus intellectuelles, par exemple sans la sagesse ni la science ni l’art ; mais elle ne peut exister sans l’intelligence ni la prudence. Sans prudence il ne peut vraiment pas y avoir de vertu morale, car la vertu morale est l’habitus de faire de bons choix.

Or, pour qu’un choix soit bon, il faut deux choses :

1° qu’on ait à l’égard de la fin l’intention requise, et cela est l’oeuvre de la vertu morale qui incline l’appétit vers un bien en harmonie avec la raison, qui est la fin requise ;
2° qu’on prenne correctement les moyens en vue de la fin, et cela ne peut se faire qu’au moyen d’une raison qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l’oeuvre de la prudence et des vertus annexes.

Donc la vertu morale ne peut exister sans la prudence. Ni par conséquent sans intelligence. C’est en effet par simple intelligence que sont connus les principes naturellement évidents, tant dans l’ordre spéculatif que dans l’ordre pratique. Aussi, de même que la droite règle en matière spéculative, en tant qu’elle découle des principes connus naturellement, présuppose l’intelligence de ceux-ci, de même la prudence, qui est la droite règle de l’action. Mais l’inclination de la vertu morale s’accompagne de choix, et c’est à cause de cela qu’elle a besoin pour sa propre perfection que la raison soit perfectionnée par la vertu intellectuelle.

Chez le vertueux il n’est pas nécessaire que l’usage de la raison soit vigoureux dans tous les domaines, mais uniquement dans celui de la vertu. Et c’est bien ce qui a lieu chez tous ceux qui sont vertueux. Aussi, même ceux qui ont l’air simples parce qu’ils sont dépourvus de l’astuce du monde, peuvent être prudents, selon le mot de l’Évangile (Mt 10, 16) : « Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes. »

L’inclination naturelle au bien de la vertu est un commencement de vertu, mais n’est pas la vertu parfaite. En effet, cette sorte d’inclination, plus elle est forte, plus elle peut être dangereuse, s’il ne s’y joint une droite règle pour aboutir à un juste choix de ce qui convient à la fin qu’on doit poursuivre ; ainsi un cheval qui court, s’il est aveugle, heurte et se blesse d’autant plus fortement qu’il court plus fort. 

 

IaIIae Q58 a. 5 : La vertu intellectuelle peut-elle exister sans vertu morale ?

 

Les autres vertus intellectuelles peuvent exister sans la vertu morale, mais non la prudence. La cause en est que la prudence est la droite règle de l’action. Parfois il arrive qu’un principe général de cette sorte, reconnu par simple intelligence ou par connaissance soit faussé dans un cas particulier par une passion ; c’est ainsi que l’homme qui convoite, au moment où sa convoitise triomphe, estime bon de convoiter ainsi, bien que cela s’oppose au jugement universel de sa raison.
Voilà pourquoi, de même qu’on est disposé à bien se comporter dans les grands principes, par simple intelligence naturelle ou par habitus de connaissance, de même pour bien se comporter dans les principes particuliers de la vie qui sont pour nous de véritables fins, il faut avoir une perfection donnée par des habitus : par ceux-ci il deviendra d’une certaine manière connaturel à l’homme de juger droitement la fin. Et ceci est l’œuvre de la vertu morale. Et c’est pourquoi la droite règle de l’action, qui est la prudence, requiert que l’homme possède la vertu morale.

La prudence non seulement conseille bien, mais encore juge bien et commande bien. Ce qui est impossible si l’on n’écarte pas l’obstacle des passions qui viennent corrompre le jugement et le commandement de la prudence ; et cela est l’œuvre de la vertu morale. Aristote a mis dans la définition de la vertu morale qu’elle est “l’habitus du choix qui s’établit dans le juste milieu déterminé par la raison, tel que le sage le fixera”. En ce sens contraire, rien n’empêche la passion de concourir à l’acte vertueux. C’est selon qu’elle est contre la raison ou qu’elle en suit la direction.

La vertu paraît être la santé de l’âme. La vertu est un repos à l’abri de passions qui sont ressenties « comme il ne faut pas et quand il ne faut pas ». La tristesse selon Dieu produit pour le salut un repentir durable.” Si elles sont désordonnées, les passions induisent à pécher ; mais non si elles sont modérées. L’objet de la raison c’est le vrai.

Il y a dix vertus morales en matière de passions : la force, la tempérance, la libéralité, la magnificence, la magnanimité, la philotimie, l’affabilité, l’amitié, la vérité et l’eutrapélie. Et ces vertus se distinguent selon la diversité des matières, soit d’après celle des passions, soit d’après celle des objets. – Donc, si vous ajoutez la justice, qui est la vertu concernant les opérations, les vertus morales seront onze en tout.

Le bien est plus fort pour mouvoir que le mal, puisque le mal n’agit que par la force du bien. Les vertus théologales regardent la fin ; les vertus morales, les moyens. Les vertus théologales sont au-dessus de l’homme. C’est pourquoi elles sont dites non pas proprement humaines mais surhumaines ou divines. Le rationnel par essence a une perfection assurée par la prudence ;

Le rationnel par participation qui se divise en trois, c’est-à-dire :

– en volonté, siège de la justice ;
– en concupiscible, siège de la tempérance ;
– et en irascible, siège de la force.

Celui qui amasse les autres vertus sans l’humilité, c’est comme s’il portait de la paille au vent. Il y a pour l’homme une double béatitude ou félicité.

– L’une est proportionnée à la nature humaine, c’est-à-dire que l’homme peut y parvenir par les principes mêmes de sa nature.
– L’autre est une béatitude qui dépasse la nature de l’homme ; il ne peut y parvenir que par une force divine, moyennant une certaine participation de la divinité, conformément à ce qui est dit dans la deuxième épître de S. Pierre (1, 4), que par le Christ nous avons été faits « participants de la nature divine ».

Et parce que c’est là une béatitude qui dépasse les capacités de la nature humaine, les principes naturels, à partir desquels l’homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne suffisent pas à l’ordonner à cette autre béatitude. Aussi faut-il que Dieu surajoute à l’homme des principes par lesquels il soit ordonné à la béatitude surnaturelle, de même qu’il est ordonné vers sa fin connaturelle au moyen de principes naturels qui n’excluent pas les secours divins.

Ces principes surajoutés sont appelés vertus théologales,

– d’abord parce qu’elles ont Dieu pour objet en ce sens que nous sommes grâce à elles bien ordonnés à Lui,
– et aussi parce qu’elles sont infusées en nous par Lui seul,
– et enfin parce qu’elles sont portées à notre connaissance uniquement par la révélation divine dans la Sainte Écriture.

Ces vertus sont appelées divines, non comme si elles rendaient Dieu vertueux, mais comme nous rendant vertueux par lui et par rapport à Lui. Bien que la charité soit un amour, tout amour n’est pourtant pas charité. Mais, dans l’ordre de la perfection, la charité précède la foi et l’espérance, du fait que la foi, aussi bien que l’espérance, est formée par la charité et acquiert ainsi sa perfection de vertu. C’est ainsi en effet que la charité est la mère de toutes les vertus et leur racine, en tant qu’elle est leur forme à toutes. Toute vertu, par son essence même, ordonne l’homme au bien. Le bien de la vertu morale consiste dans un ajustement à la mesure de raison.
C’est un excès de tendre au maximum quand il ne faut pas, ou bien là où il ne faut pas, ou encore pour un motif qu’il ne faut pas ; mais c’est un défaut de ne pas tendre à ce maximum là où il faut et quand il faut.

La vertu intellectuelle consiste en un milieu. C’est là une mesure qui dépasse toute capacité humaine ; aussi ne peut-on jamais aimer Dieu autant qu’Il doit être aimé, ni croire ou espérer en Lui autant qu’on le doit. Le propre de la vertu morale, puisqu’elle est l’habitus du choix, c’est de faire de bons choix. On devra choisir les justes moyens, ce qui est l’œuvre de la prudence, laquelle a pour fonction de discuter, juger et commander les moyens en vue de la fin. Toute la matière des vertus morales tombe sous une seule raison de prudence.

Mais dans la mesure où elles sont réalisatrices du bien ordonné à la fin ultime surnaturelle, alors elles ont pleinement et véritablement raison de vertu et ne peuvent être acquises par des actes humains mais sont infusées par Dieu. Et ces vertus morales ne peuvent exister sans la charité. Seules les vertus infuses sont vraiment parfaites et doivent être appelées absolument vertus, parce qu’elles ordonnent bien l’homme à la fin absolument ultime. Là où manque la connaissance de la vérité, il n’y a que fausse vertu, même avec de bonnes mœurs.

Avec la charité sont infusées à la fois toutes les vertus morales. Celui qui perd la charité par le péché mortel, perd toutes les vertus morales infuses. La foi et l’espérance peuvent exister de quelque manière sans la charité ; mais sans la charité elles n’ont pas raison de vertu parfaite. La foi existe sans la charité, mais non comme vertu parfaite ; elle est pareille à la force ou à la tempérance sans la prudence.
La foi et l’espérance peuvent exister sans la charité, mais sans elle ce ne sont pas à proprement parler des vertus, puisqu’il est essentiel à la vertu que, grâce à elle, non seulement nous fassions quelque bien mais que nous le fassions bien. Or, cette communion de l’homme avec Dieu, qui est un certain commerce familier avec Lui, c’est par la grâce qu’ici-bas dès à présent elle commence, mais c’est dans la gloire qu’elle se consommera à l’avenir. Cette double réalité, nous la possédons par la foi et l’espérance. La charité est la racine de la foi et de l’espérance en tant qu’elle leur communique la perfection de la vertu. Le Christ n’a pas eu la foi et l’espérance à cause de ce qu’il y a d’imperfection en elles. Mais à la place de la foi Il eut la vision à découvert ; et à la place de l’espérance, la pleine compréhension. Et c’est ainsi que la charité fut parfaite en Lui. Le motif de la connexion des vertus morales est tiré de la prudence, et de la charité quant aux vertus infuses. La vertu morale rectifie l’intention de la fin, tandis que la prudence rectifie le choix des moyens. La vertu est spécifiée par l’objet.

Dès lors, à parler absolument, la vertu la plus noble est celle qui a l’objet le plus noble. Or, il est évident que l’objet de la raison est plus noble que celui de l’appétit ; car la raison saisit quelque chose dans l’universel, tandis que l’appétit se porte vers les réalités qui ont une existence particulière. Aussi, à parler absolument, les vertus intellectuelles qui perfectionnent la raison sont plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l’appétit.
C’est en effet ce qui a lieu puisque grâce à elles la béatitude est en quelque sorte commencée en nous, cette béatitude qui consiste dans la connaissance de la vérité. La patience fait « oeuvre parfaite » dans l’endurance des maux : là elle exclut non seulement la vengeance injuste, qu’exclut aussi la justice, non seulement la haine, ce que fait la charité, non seulement la colère, ce que fait la mansuétude ; mais elle exclut même la tristesse immodérée qui est la racine de tout ce qu’on vient de dire. La prudence est la droite règle de l’action qui conduit l’homme à la félicité. Parmi les objets de toutes les vertus intellectuelles, celui de la sagesse est le premier en excellence. Elle considère en effet la cause la plus haute qui est Dieu. La prudence regarde les réalités humaines alors que la sagesse a pour objet la cause la plus haute.

Il y a plus d’agrément à connaître quelque petite chose sur des réalités plus nobles, qu’à connaître beaucoup de choses sur des réalités plus modestes. Cette modique connaissance que l’on peut avoir de Dieu par la sagesse est préférable à tout autre savoir. L’amour de charité a pour objet ce que l’on a déjà ; d’une certaine manière en effet, l’objet aimé est dans celui qui aime, et de son côté celui-ci est entraîné par son affection à ne faire qu’un avec l’aimé ; c’est pourquoi S. Jean dit dans sa première épître (4, 16) : « Celui qui demeure dans la charité demeure en Dieu, et Dieu en lui. »
Or, s’il s’agit de ce qui est au-dessus de nous, la dilection a plus de prix que la connaissance. L’imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. Elle est dans sa définition : la foi est « la substance des choses à espérer, la conviction de ce qui ne se voit pas », selon l’épître aux Hébreux (11, 1) ; et S. Augustin affirme : « Qu’est-ce que la foi ? C’est croire à ce que tu ne vois pas. » Dieu est d’autant plus parfaitement aimé qu’il est plus parfaitement connu.

Il y a dans l’homme deux principes de mouvement : l’un intérieur qui est la raison, l’autre extérieur qui est Dieu, Il faut donc qu’il y ait en lui des perfections plus hautes qui le disposent à être mû par Dieu. Et ces perfections sont appelées des dons, non seulement parce qu’elles sont infusées par Dieu, mais parce que, grâce à elles, l’homme est disposé à subir promptement l’impulsion de l’inspiration divine. Les dons sont pour l’homme des perfections qui le disposent à bien suivre l’impulsion divine.

Or la raison de l’homme reçoit de Dieu une double perfection : une qui est naturelle, c’est-à-dire conforme à la lumière naturelle de la raison, une autre qui est surnaturelle, au moyen des vertus théologales et des dons du Saint-Esprit, qui nous aident à suivre l’impulsion que cet Esprit nous communique. L’habitus est une qualité qui demeure dans l’homme. Les dons sont des perfections qui disposent l’homme à bien suivre l’impulsion du Saint-Esprit. Les dons du Saint-Esprit sont eux aussi des habitus par lesquels on est parfaitement adapté à obéir promptement au Saint-Esprit. Les dons sont des habitus qui perfectionnent l’homme pour qu’il suive promptement l’impulsion du Saint-Esprit. L’art est droite règle non de la conduite à tenir mais de la chose à fabriquer.

Comme les vertus morales sont liées entre elles dans la prudence, ainsi les dons du Saint- Esprit sont-ils liés entre eux dans la charité ; ce qui revient à dire que celui qui a la charité a tous les dons du Saint-Esprit et qu’on ne peut en avoir aucun sans la charité. Donc, les dons sont supérieurs aux vertus morales. (1 : vertus théologales, 2 : Dons du Saint-Esprit, 3 : vertus intellectuelles contemplatives [sagesse, intelligence, science] et actives [art et prudence], 3 : vertus morales).

Les vertus se partagent en trois genres : théologales, intellectuelles, morales.

– Les vertus théologales sont celles par lesquelles l’âme humaine est unie à Dieu.
– Les vertus intellectuelles sont celles par lesquelles la raison est perfectionnée en elle-même.
– Les vertus morales sont celles par lesquelles l’appétit est perfectionné pour obéir à la raison.

Quant aux dons du Saint-Esprit, c’est eux qui rendent toutes les facultés de l’âme capables de se soumettre à la motion divine. Les vertus perfectionnent l’homme en l’ordonnant à la raison, et les dons en l’ordonnant à la loi éternelle du Saint-Esprit. 

 

IaIIae Q69 a. 3 : Le nombre des béatitudes ?

 

Ces béatitudes sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette question, il faut considérer que l’on a parlé d’une triple béatitude : les uns ont mis la béatitude dans la vie voluptueuse, d’autres l’ont placée dans la vie active, d’autres dans la vie contemplative. Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent avec la béatitude future, dont l’espérance fait que nous sommes appelés dès à présent bienheureux.

Car la béatitude voluptueuse, parce qu’elle est fausse et contraire à la raison, est un obstacle à la béatitude future.
• La béatitude de la vie active dispose à la béatitude future.
• Quant à la béatitude contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentiellement la béatitude future elle-même ; si elle est imparfaite, elle en est un commencement.

Voilà pourquoi le Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu’elles écartent l’obstacle de la béatitude voluptueuse. En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses : Dans l’abondance des biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs.

• De cela l’homme est détourné par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage modéré ; mais par le don, d’une manière plus excellente, jusqu’à les mépriser totalement. D’où la première béatitude : « Bienheureux les pauvres en esprit » ; ce qui peut se rapporter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par le moyen de l’humilité.

• Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses passions, celles de son appétit irascible, ou celles de son appétit concupiscible. La vertu nous retient de suivre les passions de l’irascible, en nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser déborder par elles. Le don y parvient d’une manière plus excellente en rendant l’homme, conformément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l’égard de ces passions. D’où la deuxième béatitude : « Bienheureux les doux. »

• La vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant avec mesure. Mais le don, en les rejetant totalement si c’est nécessaire ; qui plus est, en faisant, si c’est nécessaire, qu’on accepte volontairement l’affliction. D’où la troisième béatitude : « Bienheureux ceux qui pleurent. »

• Quant à la vie active, elle consiste principalement dans les services que nous rendons au prochain, soit au titre d’une dette, soit au titre d’un bienfait spontané. – Pour le premier point, la vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec plus de sentiment pour que nous accomplissions les œuvres de la justice avec un désir fervent, comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à manger et à boire. D’où la quatrième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. »

• En ce qui concerne les dons spontanés, la vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la raison nous prescrit de donner, les amis par exemple et les autres personnes qui nous sont unies, ce qui ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint-Esprit, à cause de la révérence qu’il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux à qui il procure des bienfaits tout gratuits. D’où cette parole en S. Luc (14, 12) : « Quand tu offres à dîner ou à souper, n’invite pas tes amis ou tes frères … mais invite des pauvres, des estropiés, etc. », ce qui est le propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on trouve, comme cinquième béatitude : « Bienheureux les miséricordieux. »

• Quant à ce qui se rapporte à la vie contemplative, ou bien c’est la béatitude finale elle-même, ou bien c’en est le commencement ; et c’est pourquoi on ne le met pas dans les béatitudes à titre de mérite, mais à titre de récompense. Mais on propose comme des mérites les effets de la vie active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative. Or, l’effet de la vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l’homme est perfectionné en lui-même, c’est la pureté du cœur, qui fait que l’âme en nous n’est plus souillée par les passions. D’où la sixième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont le cœur pur. »

• Quant aux vertus et aux dons par lesquels on est rendu parfait à l’égard du prochain, l’effet de la vie active est la paix selon Isaïe (32, 17) : « L’oeuvre de la justice, c’est la paix. » Et c’est pourquoi l’on donne comme septième béatitude : « Bienheureux les pacifiques. »

Ce qui meut surtout la mansuétude, c’est la révérence envers Dieu, qui se rattache au don de piété. Ce qui porte aux larmes, c’est principalement la science, par laquelle l’homme connaît ses propres défauts et ceux des choses de ce monde. Du fait qu’un homme est confirmé dans la pauvreté d’esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en résulte qu’aucune persécution ne l’éloigne de ces biens.
D’après le récit de S. Luc, le sermon du Seigneur a été adressé aux foules. C’est pourquoi les béatitudes y sont énumérées selon la capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude voluptueuse, temporelle et terrestre.
Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre béatitudes les quatre choses qui semblent appartenir à cette béatitude-là.

– La première est l’abondance des biens extérieurs ; il l’exclut en disant : « Bienheureux les pauvres. »
– La deuxième est le bien-être du corps dans la nourriture, la boisson etc., il l’exclut par cette deuxième parole : « Bienheureux vous qui avez faim. »
– La troisième est le bien-être quant à la joie du cœur ; il l’exclut en troisième lieu par ces mots : « Bienheureux vous qui pleurez maintenant. »
– La quatrième est la faveur publique : il l’exclut en quatrième lieu par les mots : « Bienheureux serez-vous quand les hommes vous haïront. » Et, comme dit S. Ambroise : « La pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs ; la faim se rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant et, compatissant, se montre généreux ; les larmes se rapportent à la prudence, à qui il appartient de pleurer ce qui est périssable ; souffrir la haine des hommes appartient à la force. » 

 

IaIIae Q69 a. 4 : La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes

 

Les trois premières béatitudes se caractérisent par l’éloignement de ce qui procure la béatitude voluptueuse. L’homme désire cette béatitude en cherchant ce qui est l’objet naturel du désir non là où il doit le chercher, c’est-à-dire en Dieu, mais dans les réalités temporelles et périssables. Et c’est pourquoi les récompenses des trois premières béatitudes sont caractérisées d’après ces biens mêmes que certains vont chercher dans la béatitude terrestre.

– Effectivement, dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes recherchent une certaine excellence et une certaine abondance ; or, le royaume des cieux implique l’une et l’autre puisqu’il procure l’excellence et l’abondance des biens en Dieu. C’est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en esprit le Royaume des Cieux. 

– Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres les hommes féroces et sans douceur, c’est d’acquérir pour eux-mêmes la sécurité en détruisant leurs ennemis. Aussi le Seigneur a-t-Il promis aux doux la possession sûre et tranquille de cette terre des vivants qui symbolise la solidité des biens éternels.

– Ce que cherchent les hommes dans les désirs et dans les plaisirs du monde, c’est d’avoir de la consolation contre les peines de la vie présente. Et c’est pourquoi le Seigneur a promis la consolation à ceux qui pleurent.

Après quoi deux autres béatitudes se rapportent aux œuvres de la béatitude active. Ce sont celles des vertus qui ordonnent l’homme à son prochain. De ces œuvres, certains sont détournés par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur attribue-t-Il comme récompenses à ces béatitudes les choses mêmes à cause desquelles les hommes s’éloignent des bonnes œuvres.

– Il y en a, en effet, qui s’éloignent des œuvres de justice, ne rendant pas ce qu’ils doivent, mais plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens temporels. Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a promis un rassasiement.

– Il y en a encore qui s’éloignent des œuvres de miséricorde pour ne pas se mêler des misères d’autrui. Voilà pourquoi, aux miséricordieux le Seigneur a promis une miséricorde qui puisse les délivrer de toute misère.

Quant aux deux dernières béatitudes, elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la contemplation. Aussi les récompenses y sont-elles accordées en conformité avec les dispositions qu’on trouve dans le mérite.

– Car la pureté de l’œil consiste à voir clair ; aussi les cœurs purs reçoivent-ils la promesse de la vision de Dieu.

– Quant au fait d’établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il manifeste que l’on est imitateur de Dieu, le Dieu d’unité et de paix. Aussi le pacifique reçoit-il en récompense la gloire de cette filiation divine qui consiste en la parfaite union à Dieu par une sagesse consommée.

Le Royaume des Cieux est promis aux pauvres en esprit quant à la gloire de l’âme, mais à ceux qui souffrent persécution dans leur corps, le royaume est promis quant à la gloire du corps. La souveraine dignité dans la maison du roi, c’est au fils du roi qu’elle appartient. On appelle béatitudes uniquement les œuvres parfaites qui, en raison même de leur perfection, sont attribuées plutôt aux dons qu’aux vertus. 

 

IaIIae Q70 a. 3 : Le nombre des fruits

 

Ce nombre de douze fruits énumérés par l’Apôtre est justifié. On peut même en voir le symbole dans ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l’Apocalypse (22, 2) : « Des deux côtés du fleuve l’arbre de vie portant douze fruits. » Mais puisqu’on donne ce nom de fruit à ce qui sort d’un principe comme d’une semence ou d’une racine, on devra tenir compte de la distinction de ces fruits d’après les différents progrès du Saint Esprit en nous.

• Parmi les fruits de l’esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint-Esprit est donné d’une manière spéciale, comme en Sa propre ressemblance, puisque Lui-même aussi est amour. Aussi l’Apôtre dit-il (Rm 5, 5) : « L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. »

• Mais l’amour de charité entraîne nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime se réjouit d’être uni à l’aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu’elle aime, selon S. Jean (1, 4, 16) : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. » C’est pourquoi la joie est une conséquence de la charité.

• Or, la perfection de la joie c’est la paix. La paix à deux points de vue :

– 1° Quant au repos, à l’abri des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut se réjouir parfaitement du bien qu’on aime, si sa jouissance est troublée par les autres. Au contraire, celui qui a le coeur parfaitement pacifié dans un unique objet, ne peut être importuné par rien d’autre, parce qu’il tient pour rien tout le reste, d’où cette parole du Psaume (119, 165) : « Grande paix pour ceux qui aiment Votre loi, et il n’y a pas pour eux de scandale », c’est-à-dire que les choses du dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu. 
– 2° La paix est aussi la perfection de la joie en ce qu’elle calme les remous du désir, car il ne possède pas la joie parfaite, celui à qui l’objet de sa joie ne suffit pas. Or la paix comporte ces deux éléments : que du dehors rien ne nous trouble, et que nos désirs se reposent en un objet unique. C’est pourquoi après la charité et la joie on met en troisième lieu la paix.

• A l’égard des maux, l’esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points : que l’imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est l’oeuvre de la patience ;

• ni l’attente prolongée des biens, ce qui est l’affaire de la longanimité, car « être privé d’un bien a raison de mal ».

• Par rapport à ce qui est à côté de lui, c’est-à-dire le prochain, l’homme spirituel est en de bonnes dispositions,

– 1° quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte la bonté ;
– 2° quant à la bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité ; car on attribue celle-ci aux hommes qu’un « bon feu d’amour » enflamme à faire du bien au prochain ;
– 3° quant à l’égalité d’âme pour supporter les maux infligés par les proches, et c’est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les colères ;
– 4° quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement par colère, mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s’applique la foi, prise au sens de fidélité. Mais si nous la prenons au sens de la foi par laquelle on croit en Dieu, alors, par cette foi, l’homme est ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c’est-à-dire à soumettre à Dieu son intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui est à lui.

• Mais par rapport à ce qui est au-dessous de lui, l’homme est en de bonnes dispositions,

– 1° quant aux actions extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout ce qu’on dit et tout ce qu’on fait.
– 2° Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence et à la chasteté, soit que l’on distingue ces deux choses par ce fait que la chasteté refrène ce qui est illicite, tandis que la continence refrène même ce qui est licite ; soit qu’on les distingue par ce fait que le continent éprouve les convoitises mais n’est pas entraîné par elles, tandis que le chaste ni ne les éprouve ni n’est entraîné par elles.

Les fruits ne sont pas différenciés par cent, soixante, et trente, d’après les diverses espèces d’actes vertueux, mais d’après les divers degrés de perfection, même dans une seule vertu. Ainsi, on dit que la continence dans le mariage est symbolisée par le fruit à trente pour un, celle du veuvage par le fruit à soixante, tandis que celle de la virginité est représentée par le cent pour un. Les Pères ont aussi d’autres façons de distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme trois degrés dans la vertu. Et l’on suppose trois degrés parce que, en tout domaine, la perfection se présente selon un commencement, un milieu et une fin.

Les actes de la sagesse, et ceux de tous les dons qui nous ordonnent au bien, se ramènent à la charité, à la joie et à la paix. Le Saint-Esprit meut en effet l’esprit humain vers ce qui est selon la raison, ou plutôt vers ce qui est au-dessus de la raison. L’appétit de la chair, qui est l’appétit sensible, entraîne vers les biens sensibles, qui sont au-dessous de l’homme. Aussi, de même que dans la nature un mouvement vers le haut et un mouvement vers le bas sont contraires, de même dans les œuvres humaines les œuvres de la chair et les œuvres de l’esprit.

Ce qui vient d’un arbre contrairement à sa nature, on ne dit pas que c’en est le fruit, on dit plutôt que c’en est la corruption. Aussi, comme les œuvres des vertus sont connaturelles à la raison alors que les œuvres des vices lui sont contraires, on donne à celles-là le nom de fruits mais pas à celles-ci. Le bien arrive d’une seule manière; le mal de beaucoup de façons. 

6. Le Péché (Ia IIae 71-89)


 

La vertu est la santé de l’âme. Car le vice de toute chose, c’est bien, semble-t-il, de ne pas être dans les dispositions qui conviennent à sa nature. Le péché est défini par S. Augustin comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu. Tout ce qui est contre l’ordre de la raison est proprement contre la nature de l’homme considéré en tant qu’homme, et ce qui est selon la raison est selon la nature de l’homme en tant qu’homme : « Le bien de l’homme est de se conformer à la raison, et son mal est de s’en écarter. » Par conséquent, la vertu humaine, celle qui rend l’homme bon, et son œuvre aussi, est en conformité avec la nature humaine dans la mesure même où elle est en harmonie avec la raison, et le vice est contre la nature humaine dans la mesure où il est contre l’ordre de la raison. La vertu est l’habitus qui se conforme à la raison comme naturellement. Il y a plus de gens à suivre les inclinations de la nature sensible qu’il y en a à suivre l’ordre de la raison ; car il se trouve toujours plus de monde pour commencer une chose que pour la finir. L’acte de péché, considéré par rapport à l’habitus vertueux, n’a pas de quoi le détruire s’il reste unique ; car, de même qu’un seul acte n’engendre pas un habitus, un seul acte ne le fait pas perdre.

Mais si l’acte de péché est considéré par rapport à la cause des vertus, il est possible alors que des vertus soient détruites par un seul acte. En effet, tout péché mortel s’oppose à la charité, qui est la racine de toutes les vertus infuses en tant que vertus ; c’est donc assez d’un seul acte de péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les vertus infuses, en tant que vertus. Je mets cette précision à cause de la foi et de l’espérance qui restent après le péché mortel, mais à l’état d’habitus informes, et ainsi ne sont plus des vertus.

Le péché véniel n’étant pas, lui, contraire à la charité, ne la fait pas perdre, ni les autres vertus non plus. Quant aux vertus acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d’aucun péché. Ainsi donc le péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses ; il peut cependant coexister avec les vertus acquises. Mais le péché véniel peut coexister avec les vertus infuses et acquises.
Il faut plus de choses pour le bien que pour le mal, puisque « le bien est produit, dit Denys, par une cause parfaite, et le mal par n’importe quel défaut ».

Péché : Une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. Pécher n’est autre chose que négliger les réalités éternelles pour s’attacher aux réalités temporelles. Toute la perversité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir de ce dont on devrait se servir. La volonté humaine a une double règle,

• l’une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même ;
• l’autre qui sert de règle suprême et c’est la loi éternelle, la raison de Dieu en quelque sorte. Voilà pourquoi S. Augustin a mis dans la définition du péché deux parties.
• L’une concerne la substance de l’acte humain, et c’est pour ainsi dire le matériel du péché, que désignent ces mots « action, parole ou désir ».
• L’autre se rapporte à ce qu’il y a de mal dans l’acte, et c’est pour ainsi dire le formel du péché, qui tient dans les mots « contraire à la loi éternelle ».

Deux éléments concourent à la raison de péché : l’acte volontaire et le désordre qui lui vient de son éloignement de la loi divine. Le péché n’est pas pure privation, mais un acte privé de l’ordre qu’il devrait avoir. Or tout péché consiste dans l’appétit d’un bien périssable que l’on désire de façon désordonnée et dans la possession duquel, par conséquent, on se délecte d’une manière déréglée.

D’une manière spéciale, dans le péché de fornication, l’âme devient l’esclave du corps, « à ce point qu’elle n’est plus capable sur le moment de songer à rien d’autre ». Par les vertus théologales l’homme s’ordonne envers Dieu, par la force et la tempérance envers lui-même, par la justice envers le prochain.
C’est pourquoi, lorsqu’une âme est déréglée par le péché jusqu’à être détournée de sa fin ultime, c’est-à-dire de Dieu, à qui nous sommes unis par la charité, alors la faute est mortelle ; au contraire, quand le désordre se produit en deçà de cette séparation d’avec Dieu, alors la faute est vénielle. Car, dans la spéculation, celui qui se trompe sur les principes ne peut être ramené à la vérité ; mais celui qui se trompe en sauvegardant les principes peut être ramené par ces principes mêmes.

Pareillement, en matière d’action, celui qui en péchant se détourne de la fin ultime, par la nature de son péché, fait une chute irréparable, et c’est pourquoi l’on dit qu’il pèche mortellement et qu’il aura à expier éternellement. Au contraire, celui qui pèche en deçà de la séparation d’avec Dieu est dans un désordre que la nature même du péché rend réparable parce que le principe est sauf ; aussi assure-t-on que celui-ci pèche véniellement, ce qui revient à dire qu’il n’est pas coupable au point de mériter une peine interminable. Aussi, chaque fois qu’il y a dans l’intention un motif différent de mal faire, il y a une espèce différente de péché. 

 

IaIIae Q73 a. 1 : Tous les péchés et les vices sont-ils connexes ?

 

Celui qui manque d’une seule vertu n’a pas les autres. Car, de même que l’amour de Dieu qui édifie la cité de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus, de même l’amour de soi qui édifie la cité de Babylone est la racine de tous les péchés.

Certains vices sont contraires entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que des contraires existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que tous les vices et les péchés soient en connexion.

Tout homme qui agit par vertu a l’intention de suivre la règle de raison, et c’est pourquoi l’intention de toutes les vertus tend à la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles connexes entre elles dans la droite règle de l’action qui est la prudence. Mais chez le pécheur, l’intention n’est pas de s’écarter de ce qui est raisonnable, elle est plutôt de tendre à un bien désirable, et c’est ce bien qui la caractérise spécifiquement.
Commettre le péché ne consiste pas en effet à passer de la multitude à l’unité, comme c’est le cas pour les vertus lorsqu’elles sont connexes, mais plutôt à s’éloigner de l’unité vers la multiplicité.

Or tous les commandements de la loi n’ont qu’un seul et même auteur, et c’est le même Dieu que l’on méprise en tout péché. Tout acte de péché ne détruit pas la vertu contraire : le péché véniel ne détruit aucune vertu.

• Le péché mortel détruit la vertu infuse parce qu’il détourne de Dieu.
• Mais un seul acte, même de péché mortel, ne détruit pas l’habitus de la vertu acquise.
• Seulement, si les actes se multiplient au point d’engendrer un habitus contraire, l’habitus de la vertu acquise est éliminé.
• Avec lui est éliminée aussi la prudence, car lorsqu’un homme agit contre une vertu quelconque, il agit contre la prudence,
• puisque sans celle-ci aucune vertu morale ne peut exister.

Avec la prudence sont exclues par conséquent toutes les autres vertus morales, du moins quant à cette existence parfaite et formelle de vertu qu’elles possèdent en participant de la prudence. Il reste cependant des inclinations aux actes vertueux, lesquelles n’ont pas formellement raison de vertu.
L’amour de Dieu rassemble les affections humaines en les ramenant du multiple à l’un, et c’est pour cela que les vertus causées par l’amour de Dieu sont en connexion les unes avec les autres. Mais l’amour de soi disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s’aimant lui-même, l’homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers ; c’est pourquoi les vices et les péchés que cause l’amour de soi ne sont pas connexes. Donc ceux qui contiennent un plus grand désordre sont plus illicites que les autres, et par conséquent plus graves. Il y a connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés. Il faut donc qu’un péché soit d’autant plus grave qu’il porte le désordre sur un principe de plus grande importance dans le gouvernement de la raison.
Voilà pourquoi le péché est d’autant plus grave qu’il provient, dans les actes humains, d’une fin plus élevée.

C’est pourquoi le péché qui s’attaque à la substance même de l’homme, par exemple l’homicide, est plus grave que celui qui s’attaque aux biens extérieurs, comme le vol ; et plus grave encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme l’infidélité, le blasphème, etc. La conversion illégitime à un bien périssable engendre l’aversion du bien impérissable, en laquelle s’accomplit la raison de mal. C’est pourquoi il faut que la diversité des choses auxquelles on s’attache entraîne une gravité différente dans la malice du péché. La haine de Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les péchés. 

 

IaIIae Q73 a. 5 : Les péchés de la chair sont plus graves que ceux de l’esprit ?

 

S. Grégoire affirme a que les péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants que ceux de l’esprit. Les péchés spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce qui ne veut pas dire que n’importe lequel des premiers soit plus coupable que n’importe lequel des seconds, mais que, toutes choses égales d’ailleurs, si l’on considère uniquement cette différence de l’esprit et de la chair, les péchés de l’esprit sont plus graves.

Trois raisons à cela.

– 1. A cause du sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l’esprit, par lequel on se tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les péchés charnels se consomment dans les plaisirs de l’appétit sensible, auquel il appartient surtout de s’attacher aux biens corporels. C’est pourquoi le péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et à cause de cela aussi, plus d’attachement aux choses ; mais le péché spirituel comporte plus de cette aversion d’où procède la raison de faute, et c’est pourquoi le péché spirituel comme tel est une faute plus grande.

– 2. A cause de celui contre qui l’on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense le corps, lequel n’est pas à aimer dans l’ordre de la charité autant que Dieu et le prochain, qui sont offensés par les péchés de l’esprit. C’est pourquoi ceux-ci comme tels sont plus coupables.

– 3. A cause du motif. Plus l’homme est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement, nous le verrons tout à l’heure. Or, les péchés de la chair comportent une impulsion plus forte, cette convoitise qui nous est innée. Et c’est pourquoi les péchés de l’esprit, comme tels, sont plus coupables.

Si, dit-on, le diable se réjouit extrêmement de la luxure, c’est que dans ce péché l’attachement est extrême, et qu’il est difficile à l’homme de s’y arracher ; car « l’appétit de jouir », dit le Philosophe, “est insatiable”. Et c’est pour cela qu’il dit aussi que les péchés d’intempérance sont les plus exécrables, parce qu’ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes, et que de tels péchés font de l’homme une brute. De là vient aussi l’affirmation de S. Grégoire, que ces fautes sont plus infamantes.

On nuit davantage à quelqu’un en le privant de la vie de la grâce, qu’en le privant de la vie de la nature ; parce que la vie de la grâce est meilleure que la vie naturelle, tellement qu’on doit mépriser celle-ci pour ne pas perdre celle-là. Personne ne meurt spirituellement si ce n’est en péchant volontairement lui-même.
Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu’il est commis envers une personne plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction. 

 

IaIIae Q73 a. 10 : Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?

 

Isidore affirme : « plus le pécheur est haut placé, plus on donne d’importance à son péché ».

Il y a deux sortes de péchés.

• L’un d’eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse naturelle de l’homme.
• Les autres péchés sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d’autant plus gravement au pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre raisons.

1° Il y a chez les grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus de facilité pour résister au péché. C’est à propos d’eux que le Seigneur déclare en S. Luc (12, 47) : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l’aura pas accomplie, recevra un grand nombre de coups. »

2° Il y a de l’ingratitude dans le péché des grands ; car tout ce qui donne de la grandeur à l’homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. A cet égard n’importe quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la Sagesse (6, 7 Vg) : « Les puissants seront puissamment châtiés. »

3° Il y a parfois une particulière contradiction entre l’acte du péché et la grandeur de la personne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le gardien ; ou lorsque le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait vœu de chasteté.

4° Il y a la raison de l’exemple ou du scandale. Comme le fait remarquer S. Grégoire : « La faute déploie un exemple bien plus entraînant, quand la situation du pécheur le met à l’honneur. » Car les péchés des grands sont connus par plus de gens, et l’on s’en indigne davantage.

Par cette perpétuelle dépravation de la sensualité il ne faut pas entendre autre chose que le foyer de corruption qui nous vient du péché originel et, en effet, ne disparaît jamais complètement durant cette vie ; car ce péché originel a une culpabilité qui passe et une activité qui demeure. Mais ce foyer persistant de mal n’empêche pas que l’homme ne puisse par sa volonté raisonnable réprimer, s’il les sent venir, chacun des mouvements désordonnés de la sensualité. De même que le désordre qui attaque le principe de la vie corporelle cause la mort corporelle, de même celui qui attaque ce principe de vie spirituelle qu’est la fin ultime cause cette mort spirituelle qu’est le péché mortel.

Mais l’acte même du péché mortel ne reçoit pas cependant son caractère mortel de ce qu’il vient de la sensualité ; il le tient de ce qu’il appartient à la raison, chargée d’ordonner toutes choses à leur fin. Et c’est pourquoi le péché mortel n’est pas attribué à la sensualité, mais à la raison.
De là vient qu’il y a toujours, avec l’acte de la vertu morale qui vient parfaire la puissance appétitive, un acte de la prudence qui vient parfaire la puissance rationnelle. De deux façons par conséquent, le péché peut se loger dans la raison :

• en premier lorsqu’il y a erreur dans la connaissance du vrai, erreur ou ignorance qui sont coupables chaque fois qu’il s’agit d’une chose que la raison peut et doit savoir ;
• En second lieu, lorsqu’elle commande les mouvements désordonnés des facultés inférieures, ou que, même après avoir délibéré, elle ne les maîtrise pas. Mais si le manque de raison se produit sur un point que l’homme peut et doit savoir, il n’est pas complètement excusé, et le défaut de raison lui-même est imputé à péché. Or, tout péché mortel provient de l’aversion à l’égard de la loi divine. Or choisir délibérément d’aimer ce qui est matière à péché mortel, c’est péché mortel. Aussi ce consentement à une délectation qui a pour objet un péché mortel, est lui-même péché mortel. Or il arrive que le désordre de l’acte auquel on consent, parce qu’il ne marque aucun éloignement de la fin ultime, ne soit pas contraire aux raisons éternelles comme l’est un acte de péché mortel ; il est seulement en dehors d’elles, comme l’acte du péché véniel. Par conséquent, lorsque la raison supérieure consent à un acte de péché véniel, elle ne se détourne pas des raisons éternelles. Aussi ne pèche-t-elle pas mortellement mais véniellement.

Tout ce qui se produit a une cause : « Rien sur la terre n’arrive sans cause ». Le manque d’ordre dans l’acte provient du manque de direction dans la volonté. La cause du péché c’est la volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Mais ce qui fait que le péché n’est pas naturel, c’est qu’il lui manque la règle naturelle à laquelle l’homme selon sa nature doit veiller.

La cause intérieure du péché :

• c’est tout ensemble la volonté qui accomplit l’acte,
• la raison qui le laisse sans la règle obligée,
• et l’appétit sensible avec son penchant.

Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être cause de péché de trois façons : soit qu’elle puisse mouvoir immédiatement la volonté elle-même, soit qu’elle puisse mouvoir la raison, ou encore l’appétit sensible.
Mais la volonté, Dieu seul peut la mouvoir intérieurement ; et Dieu, nous allons le montrer plus loin, ne peut pas être cause de péché.
Par conséquent il reste qu’aucune réalité extérieure ne peut être cause de péché si ce n’est dans la mesure où elle peut mouvoir la raison, comme l’homme ou le démon qui pousse au péché ; ou bien mouvoir l’appétit sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à nous. Par conséquent une réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans pourtant suffire à y entraîner ; car la cause suffisante de l’accomplissement du péché, c’est uniquement la volonté.
Du fait même que les excitations extérieures n’induisent pas d’une manière suffisante et nécessitante à pécher, il s’ensuit que pécher et ne pas pécher demeure en notre pouvoir. 

 

IaIIae Q76 a. 2 : L’ignorance est-elle un péché ?

 

L’ignorance est un péché. L’ignorance n’est pas simplement l’absence de science, qui est une simple négation. Chaque fois qu’il y a des choses qu’un esprit ne sait pas, on peut dire qu’il y a chez lui absence de science ; Denys affirme que cela existe chez les anges. L’ignorance au contraire implique une privation de science, qui a lieu lorsqu’on ne sait pas des choses qu’on est naturellement apte à savoir. – Or, parmi ces choses, il y en a qu’on est tenu de savoir, celles sans la connaissance desquelles on ne peut faire correctement son devoir. Ainsi tout le monde est tenu de savoir en général les vérités de la foi et les préceptes universels du droit, et chacun en particulier est tenu de savoir ce qui regarde son état ou sa fonction.

Quiconque néglige d’avoir ou de faire ce qu’il est tenu d’avoir ou de faire, pèche par omission. Aussi, à cause d’une négligence de cette sorte, l’ignorance des choses qu’on est tenu de savoir est un péché. Mais on ne peut imputer à négligence de ne pas savoir ce qu’on ne peut pas savoir. Dans ce cas, l’ignorance est dite invincible parce qu’aucune étude ne peut la vaincre. Et comme une telle ignorance n’est pas volontaire, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la chasser, elle n’est pas un péché.

Il est clair par là que

• l’ignorance invincible n’est jamais un péché,
• mais l’ignorance qu’on peut vaincre en est un, si elle porte sur ce qu’on est tenu de savoir, non si elle porte sur ce qu’on n’est pas tenu de savoir.

Bien que la privation de grâce ne soit pas en soi un péché, cependant, parce qu’on a négligé de se préparer à la grâce, cette privation peut se présenter comme un péché, au même titre que l’ignorance. Et pourtant le cas n’est pas le même : l’homme peut acquérir de la science par ses propres actes, tandis que la grâce ne s’acquiert pas par nos actes, elle est un don de Dieu. Il y a péché dans la négligence à savoir, ou encore dans l’inattention à ce qu’on sait.

Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand elles ne suivent plus l’ordre de la nature, de même les facultés de l’âme quand elles n’obéissent plus à la raison, la raison étant en effet la faculté qui doit tout régir dans l’âme.
Ainsi donc, lorsque le concupiscible ou l’irascible sont affectés d’une passion qui les fait sortir de l’ordre rationnel, et que cela met obstacle à la façon dont l’action humaine doit s’accomplir, on dit qu’il y a péché de faiblesse. S. Augustin déclare « L’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu fait la cité de Babylone. » Mais tout péché nous fait appartenir à la cité de Babylone. L’amour de soi est donc la cause de tous les péchés.

Ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être cherché du côté de la conversion aux biens périssables.

• Or à cet égard tout acte de péché provient de l’appétit désordonné d’un bien temporel.
• Mais cet appétit provient de l’amour désordonné de soi, car c’est aimer quelqu’un que de lui vouloir du bien.
• Aussi est-il évident que tout péché a pour cause l’amour désordonné de soi-même.

L’amour bien ordonné de soi-même est obligatoire et naturel, en ce sens qu’on doit se vouloir à soi-même le bien qui est juste. Mais l’amour désordonné de soi-même poussé jusqu’au mépris de Dieu, S. Augustin en fait la cause du péché.

Tout péché provient donc effectivement soit de l’appétit désordonné d’un bien, soit de la fuite désordonnée d’un mal. Mais l’un et l’autre se ramène à l’amour de soi-même, car si l’homme désire les biens ou fuit les maux, c’est parce qu’il s’aime soi-même. L’amour désordonné de soi-même est la cause de tous les péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l’appétit désordonné du bien, car on désire toujours du bien à celui qu’on aime.

D’où il est évident que l’appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés. Ainsi est-il évident qu’on peut ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les passions qui sont cause de péché. Aux deux premières se ramènent toutes les passions de l’appétit concupiscible. A la troisième, toutes les passions de l’irascible. Donc, s’il s’agit de la passion en tant qu’elle précède l’acte du péché, nécessairement elle diminue la faute. En effet, un acte est un péché dans la mesure où il est volontaire et où il est en nous. Or c’est par la raison et par la volonté que quelque chose est en nous. Aussi, plus la raison et la volonté agissent d’elles-mêmes et non par impulsion de la passion, plus l’acte est volontaire et réellement nôtre. Et à cet égard la passion diminue la faute dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire. Quant à la passion qui suit l’acte, elle ne diminue pas le péché mais plutôt l’augmente, ou plus exactement elle est le signe de sa gravité.

Le péché mortel consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. La raison n’est pas toujours complètement empêchée dans son acte par la passion. Il lui reste donc assez de libre arbitre pour pouvoir se détourner de Dieu, ou se tourner vers Lui. Si cependant l’usage de la raison se trouvait entièrement aboli, il n’y aurait plus alors de péché, ni mortel ni véniel. De cette façon, lorsqu’une volonté déréglée aime un bien temporel, comme les richesses ou la volupté, plus que l’ordre de la raison ou de la loi divine, plus que l’amour de Dieu ou toute autre chose du même genre, la volonté veut bien perdre un bien spirituel pour posséder un bien temporel. Le débauché voudrait bien pouvoir jouir de ses plaisirs sans offenser Dieu, mais ayant à choisir entre les deux, il aime mieux offenser Dieu par le péché que se priver de plaisir. On ne tombe pas soudainement, mais il a fallu se laisser aller progressivement et par chutes partielles. 

 

IaIIae Q79 a. 1 : Dieu est-Il cause du péché ?

 

Dieu hait le péché, puisqu’il est dit au même livre (14, 9) : « Dieu déteste l’impie avec son impiété. » Dieu n’est donc pas la cause du péché.
L’homme peut être de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d’autrui. D’une manière directe, s’il incline sa volonté ou celle d’autrui à pécher. D’une manière indirecte, lorsqu’en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C’est pourquoi, dans Ezéchiel (3, 18) il est dit au veilleur : « Si tu ne dis pas à l’impie : “Tu mourras”, … c’est à toi que je demanderai compte de son sang. »

Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni pour Lui ni pour autrui. Car tout péché se fait par éloignement de l’ordre qui a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et ramène tout à soi comme à l’ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu’Il soit cause d’éloignement, pour Lui-même ou pour d’autres, d’un ordre qui est tout orienté vers Lui. Il ne peut donc être directement cause du péché.
Indirectement, pas davantage : car Il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils auraient besoin pour éviter des péchés ; s’Il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais Dieu fait cela selon l’ordre de Sa sagesse et de Sa justice, puisqu’Il est Lui-même sagesse et justice. On ne peut donc nullement Lui imputer, comme s’il en était cause, le péché de personne. Dieu n’est en aucune manière cause du péché.

Dieu incline directement la volonté vers le bien ; quant au mal, Dieu se borne à ne pas l’empêcher ; et cela même n’a lieu que parce que des fautes antérieures l’ont mérité. Pareillement, le péché que le libre arbitre commet contre le commandement divin ne se rapporte pas à Dieu comme à sa cause.
La faute s’oppose au bien de l’ordre ayant Dieu pour fin ; c’est pourquoi elle s’oppose directement à la bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par analogie avec la peine. Le péché qualifie un être et une action affectés d’un défaut. Or, ce défaut vient d’une cause créée, le libre arbitre, en tant qu’il manque à l’ordre voulu par la première cause, Dieu. Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa cause, mais au libre arbitre.

 

IaIIae Q79 a. 3 : Dieu est-Il de l’aveuglement et de l’endurcissement de certains ?

 

« Dieu prend pitié de qui Il veut, et Il endurcit qui Il veut. » L’aveuglement et l’endurcissement impliquent deux choses.

• Un mouvement de l’âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine. A cet égard, Dieu n’est pas la cause de l’aveuglement et de l’endurcissement, comme Il n’est pas la cause du péché.
• En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite de quoi l’esprit n’est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le cœur attendri pour bien vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l’aveuglement et de l’endurcissement.

Il faut considérer que Dieu est la cause universelle de l’illumination des âmes, selon S. Jean (1, 9) : « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », comme le soleil est la cause universelle de l’illumination des corps. Avec des différences cependant, car le soleil répand sa lumière par nécessité de nature, tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan de sa sagesse. Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps ; néanmoins, s’il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse dans l’obscurité, par exemple une maison dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n’est nullement le soleil puisque ce n’est pas par son propre jugement qu’il ne pénètre pas dans la maison ; la cause est uniquement celui qui tient les volets fermés.

Pour Dieu au contraire, s’il n’envoie plus les rayons de grâce dans les âmes où Il trouve un obstacle, c’est par son propre jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n’est-elle pas seulement celui qui présente l’obstacle, mais encore Dieu qui par Son jugement n’offre plus la grâce. De cette manière, Dieu est vraiment cause qu’on ne voit plus, qu’on n’entend plus, et que le cœur est endurci.
Ces effets se distinguent comme ceux de la grâce elle-même. Car, en même temps qu’elle perfectionne l’intelligence par le don de sagesse, elle amollit le cœur au feu de la charité. 

 

IaIIae Q79 a. 4 : L’aveuglement et l’endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ?

 

L’aveuglement est comme un prélude au péché. Or le péché est ordonné à deux fins : par lui-même à la damnation ; mais à d’autres effets, par la miséricorde et la providence de Dieu, à la guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le péché afin, dit S. Augustin, que reconnaissant leur faute ils s’humilient et se convertissent.
Par la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement médicinal, au salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde n’est pas accordée à tous, mais uniquement aux prédestinés, chez qui « tout concourt au bien », comme dit l’Apôtre (Rm 8, 28). De sorte que pour les uns l’aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d’autres à la damnation.

Tous les maux que Dieu fait ou permet sont destinés à quelque bien ; pas toujours cependant au bien de celui chez qui est le mal, mais quelquefois au bien d’un autre, ou encore au bien de tout l’univers. C’est ainsi qu’il ordonne la faute des tyrans au bien des martyrs, et la peine des damnés à la gloire de sa justice.
Que Dieu ordonne l’aveuglement de certains à leur salut, cela vient de Sa miséricorde ; qu’il ordonne l’aveuglement des autres à leur damnation, cela vient de Sa justice. Qu’il fasse miséricorde à certains et non à tous, ce n’est point chez Lui acception de personnes.
S. Augustin prouve que « l’esprit de l’homme ne devient esclave de la concupiscence que par sa propre volonté ». Or l’homme ne devient esclave de la concupiscence que par le péché. Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais seulement la volonté de l’homme.
Dieu ne peut pas être cause du péché. Quant à l’intelligence, elle est mise en mouvement par ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance de la vérité. La convoitise de la chair contre l’esprit, quand la raison y oppose une résistance actuelle, n’est pas péché, mais matière à exercer la vertu. De même que le péché d’Adam est transmis à tous ceux qui sont engendrés corporellement par Adam, de même la grâce du Christ est transmise à tous ceux qui sont engendrés spirituellement par Lui, au moyen de la foi et du Baptême. Le péché originel peut être un habitus, mais non le péché actuel. Or, cette mauvaise disposition qui s’appelle le péché originel n’a qu’une cause : la privation de la justice originelle, par laquelle a été supprimée la soumission de l’esprit humain à Dieu. Une fois détruite l’harmonie de la justice originelle, les diverses puissances de l’âme se portent à des objets divers.

Or tout le plan de la justice originelle tient à ceci : que la volonté de l’homme était soumise à Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la volonté, parce que c’est à elle qu’il appartient, nous le savons, de mouvoir à leur fin toutes les autres parties de l’âme. Aussi est-ce la volonté qui, en se détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre facultés.

Ainsi donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à Dieu est ce qu’il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre dans les facultés de l’âme se présente en ce péché comme l’élément matériel. La justice originelle était le lien qui maintenait dans l’ordre toutes les facultés de l’âme. Chacune d’elles, une fois ce lien brisé, tendra à son propre mouvement avec d’autant plus de véhémence qu’elle aura eu plus de force. Mais il arrive que des facultés de l’âme soient plus fortes chez l’un que chez l’autre, à cause de la diversité des complexions.

Il y a en tout péché, une conversion désordonnée au bien périssable. La vertu n’a pas la même origine que le péché.

• Le péché a son origine dans l’appétit des biens périssables ; c’est pourquoi le désir de ce qui aide à obtenir tous les biens de ce monde est appelé la racine des péchés.
• La vertu au contraire a son origine dans l’appétit des biens impérissables ; c’est pourquoi la charité, qui est l’amour de Dieu, se place à la racine des vertus. La cupidité regarde dans le péché la conversion au bien périssable où le péché trouve en quelque sorte sa nourriture et son entretien, et c’est pourquoi on parle de “racine”.
• Mais l’orgueil regarde le péché sous l’angle de l’aversion à l’égard de Dieu, au précepte de qui l’homme refuse de se soumettre ; c’est pourquoi l’orgueil est appelé un “commencement”, parce que c’est dans cette aversion que commence à se réaliser la raison de mal.

L’apostasie est appelée le commencement de l’orgueil, du côté de l’aversion à l’égard de Dieu. Car du fait que l’homme ne veut pas se soumettre à Dieu, il est amené à vouloir démesurément sa propre supériorité dans les choses de ce monde. 

 

IaIIae Q85 a. 1 : Le bien de la nature est-il diminué par le péché ?

 

L’homme dont il est question en S. Luc (10, 30), « qui descend de Jérusalem à Jéricho », c’est celui qui tombe dans le désordre du péché et qui est de ce fait « dépouillé des dons de la grâce et blessé dans ceux de la nature », comme l’explique S. Bède. Le péché diminue donc le bien de la nature.

Sous ce nom de bien de la nature on peut comprendre trois sortes de choses :

1° Les principes constitutifs de la nature elle-même, avec les propriétés qui en découlent, comme les puissances de l’âme et autres réalités du même genre.
2° Puisque la nature donne à l’homme de l’inclination à la vertu dans le sens que nous avons dit plus haut, cette inclination à la vertu est un bien de nature.
3° On peut même appeler bien de nature ce don de la justice originelle qui fut, en la personne du premier homme, accordé à l’humanité tout entière.

Ainsi donc, de ces biens de nature,

• le premier n’est ni enlevé ni diminué par le péché (Naturalia manserunt integra).
• Le troisième, au contraire, a été totalement enlevé par la faute du premier père (Spoliatus gratuitis).
• Mais celui du milieu, l’inclination naturelle à la vertu, est diminué par le péché (Vulneratus in naturalibus).

En effet, les actes humains engendrent un penchant aux actes semblables. Mais du fait qu’on est incliné à l’un des contraires, l’inclination à l’autre est diminuée. Aussi, puisque le péché est contraire à la vertu, du fait que l’homme pèche, ce bien de nature qu’est l’inclination à la vertu se trouve diminué. Le mal ne peut exister que dans un bien. Même chez les damnés, il demeure une inclination naturelle à la vertu ; autrement il n’y aurait pas en eux de remords de conscience. Mais si cette inclination ne passe pas à l’acte, cela vient de ce que, par un dessein de la justice divine, la grâce fait défaut. 

 

IaIIae Q85 a. 3 : Les quatre blessesures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause du péché

 

Toutes les facultés de l’âme demeurent en quelque manière dépouillées de leur ordre propre, qui les porte naturellement à la vertu. Et ce dépouillement est appelé une blessure infligée à la nature.
Mais il y a dans l’âme quatre puissances qui peuvent être le sujet des vertus : la raison où réside la prudence, la volonté où réside la justice, l’irascible où se trouve la force, le concupiscible où se trouve la tempérance.

• Donc, en tant que la raison est dépouillée de son adaptation au vrai, il y a blessure d’ignorance ;
• en tant que la volonté est dépouillée de son adaptation au bien, il y a blessure de malice ;
• en tant que l’irascible est dépouillé de son adaptation à ce qui est ardu, il y a blessure de faiblesse ;
• en tant que le concupiscible est dépouillé de son adaptation à des plaisirs modérés par la raison, il y a blessure de convoitise.

Ce sont donc bien là les quatre blessures infligées à toute la nature humaine par le péché du premier père. Mais, parce que l’inclination au bien de la vertu est diminuée en chaque homme par le péché actuel, ces quatre blessures sont en outre consécutives aux autres péchés. C’est-à-dire que par le péché, la raison se trouve hébétée, surtout en matière d’action, et la volonté endurcie à l’égard du bien, cependant que s’accroît la difficulté de bien agir et que la convoitise s’enflamme davantage.
La convoitise est naturelle à l’homme dans la mesure où elle est soumise à la raison ; mais qu’elle sorte des limites de la raison, c’est pour l’homme contre nature. On peut appeler communément faiblesse toute passion, en tant qu’elle débilite la force de l’âme et entrave la raison.

 

IaIIae Q85 a. 4 : La privation de mesure, de beauté et d’ordre est-elle l’effet du péché ?

 

Le péché est dans une âme comme la maladie dans un corps. Donc le péché inflige à l’âme les mêmes privations.

Ainsi, aux divers degrés de biens correspondent divers degrés de mesure, de beauté et d’ordre.

• Il y a donc un bien constituant le fond même de la nature qui a sa mesure, sa beauté, son ordre ; celui-là n’est ni enlevé ni diminué.
• Il y a encore un autre bien, celui de l’inclination de la nature : ce bien a aussi son mode, sa beauté, son ordre, et le péché a pour effet de le diminuer mais non de le supprimer totalement.
• Enfin il y a encore un bien, celui de la vertu et de la grâce, qui a également son mode, sa beauté et son ordre ; et celui-là est totalement supprimé par le péché mortel.
• Il y a encore le bien de l’acte lui-même, lorsque cet acte est parfaitement ordonné ; ce bien aussi a sa mesure, sa beauté, son ordre ; et la privation de ce bien est essentiellement le péché.

De sorte qu’on voit clairement comment le péché est lui-même une privation de mesure, de beauté et d’ordre, et comment il entraîne après lui une privation et une diminution de mesure de beauté et d’ordre. La soustraction de la justice originelle a raison de peine, comme la soustraction de la grâce. Aussi la mort et toutes les faiblesses du corps sont, elles aussi, la peine du péché originel. Et bien qu’elles ne soient pas voulues par le pécheur, elles sont ordonnées par Dieu comme des châtiments de Sa justice.
Il faut en effet, pour parvenir à l’immortalité et à l’impassibilité de cette gloire qui a commencé dans le Christ et nous a été acquise par le Christ, que nous soyons d’abord devenus conformes à Ses souffrances. Il faut donc que la passibilité elle-même demeure en nos corps pour que nous méritions l’impassibilité de la gloire conformément au Christ.

Or l’âme de l’homme possède un double éclat : le premier lui vient du resplendissement de la lumière naturelle de la raison ; c’est par cette clarté qu’il se dirige dans la vie. Un autre éclat lui vient du resplendissement d’une lumière divine, la sagesse et la grâce, et par ce surcroît de lumière on a toute la perfection qu’il faut pour agir bien et avec beauté.
D’autre part, l’âme a comme un contact avec les réalités quand elle s’y attache par amour. Or, lorsqu’elle pèche, elle adhère à quelque chose contrairement aux lumières de la raison et de la loi divine. C’est pourquoi la diminution d’éclat provenant d’un tel contact s’appelle métaphoriquement la tache de l’âme.
La tache du péché demeure dans l’âme, même si l’acte du péché vient à passer. La raison en est que la tache comporte un manque d’éclat parce qu’on s’est éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine.
C’est pourquoi aussi longtemps qu’un homme reste en dehors de ces lumières, la tache du péché demeure en lui ; mais, dès qu’il revient à la lumière de la raison et à la lumière divine, ce qui se fait à l’aide de la grâce, alors la tache cesse. Or, bien que l’homme mette fin à l’acte par lequel il s’est éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine, il ne revient pas aussitôt à l’état où il se trouvait auparavant, mais il a besoin pour cela d’un mouvement de volonté contraire au premier. De même que, si un homme est éloigné d’un autre à la suite d’un mouvement, il ne se rapprochera pas de lui aussitôt que son mouvement cesse ; il faut qu’il se rapproche en revenant par un mouvement contraire.

Par conséquent, tout ce qui s’insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé par cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il est manifeste que quiconque pèche agit contre un ordre. C’est pourquoi il est normal qu’il soit réprimé par cet ordre même. Et cette répression, c’est la peine.

De là, selon les trois ordres auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de peines par lequel l’homme peut être châtié.

• En effet, la nature humaine est premièrement subordonnée à l’ordre de sa propre raison ;
• deuxièmement à l’ordre extérieur de ceux qui gouvernent, au spirituel et au temporel, dans la cité ou dans la famille ;
• troisièmement à l’ordre universel du gouvernement divin.

Or, il n’est aucun de ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque celui qui pèche agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et contre la loi divine. D’où la triple peine encourue par lui : l’une lui vient de lui-même : le remords de conscience ; une autre des hommes ; une troisième de Dieu.

Cette peine d’une âme en désordre est due au péché parce qu’il trouble l’ordre de la raison. Mais il est passible d’une autre peine encore, du fait qu’il trouble l’ordre des lois divines et humaines. Quand Dieu punit certains en permettant qu’ils se laissent aller à des péchés, c’est en réalité pour le bien de la vertu.
C’est même quelquefois pour le bien des pécheurs eux-mêmes, lorsque après le péché ils se relèvent plus humbles et plus prudents. Mais c’est toujours pour l’amendement des autres, afin que ceux qui voient des gens tomber ainsi de faute en faute redoutent davantage de pécher. Le péché entraîne une dette de peine du fait qu’il bouleverse un ordre. Or, la cause persistant, l’effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que la dette de peine demeure aussi longtemps que demeure le bouleversement de l’ordre. Or, lorsque quelqu’un bouleverse l’ordre, parfois c’est réparable, mais parfois c’est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable s’il ôte à l’ordre son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres défauts peuvent être réparés par sa vertu.
C’est pourquoi, si le péché détruit dans son principe l’ordre par lequel la volonté de l’homme est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore qu’il puisse être réparé par la vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de choses, c’est la fin ultime à laquelle on adhère par la charité. C’est pourquoi tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité, entraînent, autant qu’il est en eux, l’obligation à une peine éternelle.

« Il est pourtant juste, selon S. Grégoire, que l’homme ayant, dans son éternité, péché contre Dieu, trouve son châtiment dans l’éternité de Dieu. » Or, on dit de quelqu’un qu’il a péché dans son éternité, non seulement lorsqu’il a continué l’acte durant toute sa vie d’homme, mais par le fait que, s’il met sa fin dernière dans le péché, c’est qu’il a la volonté de le faire éternellement. Aussi S. Grégoire ajoute-t-il : « Les méchants auraient voulu vivre sans fin pour pouvoir demeurer sans fin dans leurs iniquités. » Proverbes (19, 25) : « Flagellez les êtres pernicieux, et les sots seront plus sages. » Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ; mais Il prend plaisir à l’ordre de Sa justice, qui les exige.

Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par accident, elle est ordonnée de soi à la privation d’ordre et à la justice de Dieu. C’est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps que le désordre.

La peine est proportionnée au péché. Or dans le péché il y a deux choses.

• L’aversion à l’égard d’un bien impérissable, qui est infini ; à cet égard, par conséquent, le péché est infini.
• D’autre part, la conversion désordonnée au bien périssable ; de ce côté le péché est fini, non seulement parce que le bien périssable est lui-même fini, mais encore parce que l’attachement est fini, lui aussi, car les actes de la créature ne peuvent être infinis.

Ainsi donc, ce qui correspond à l’aversion de Dieu dans le péché, c’est la peine du dam, laquelle est infinie comme cette aversion, puisqu’elle est la perte d’un bien infini, c’est-à-dire de Dieu.
Mais ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée, c’est la peine du sens, laquelle aussi est finie.

Le péché cause l’obligation à une peine éternelle dans la mesure où il contrarie d’une manière irréparable l’ordre de la justice divine en s’opposant au principe même de l’ordre, c’est-à-dire de la fin ultime. Or il est évident qu’en certains péchés, s’il y a quelque désordre, ce n’est cependant pas par opposition à la fin ultime, mais seulement dans les moyens d’y atteindre, en tant qu’on s’applique à ces moyens plus ou moins qu’on ne devrait, mais en préservant l’ordre à la fin ultime. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’un homme trop épris d’une réalité temporelle ne voudrait pourtant pas à cause d’elle offenser Dieu en faisant quoi que ce soit contre Son commandement. Le péché, dans ce cas-là, n’expose donc pas à une peine éternelle, mais à une peine temporelle.

 

IaIIae Q87 a. 6 : La dette de peine peut-elle demeurer après le péché ?

 

Nous lisons au 2e livre de Samuel (12, 13.14) que David dit à Nathan : « J’ai péché devant le Seigneur », et Nathan répond à David : « Le Seigneur pardonne ton péché, tu ne mourras pas ; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis du Seigneur ont blasphémé Son nom, le fils qui t’est né va mourir. » Voilà donc quelqu’un que Dieu punit même après que son péché lui est remis. Ainsi, la dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.

Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l’acte de la faute, et la tache qui en est la suite.
Pour ce qui est de l’acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l’acte cessant, la dette de peine demeure. L’acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure où cet homme transgresse l’ordre de la justice divine ; il ne rentre dans l’ordre que par la compensation de la peine. Celle-ci rétablit la juste égalité ; elle fait que celui qui a cédé plus qu’il ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exigences de la justice divine en subissant, de bon cœur ou par force, quelque chose qui contrarie sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes : on vise à rétablir intégralement la juste égalité par la compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le péché comme pour l’injustice commise, lorsque l’acte cesse, la dette de peine subsiste encore.

Mais, si nous parlons de l’effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché ne peut être effacée de l’âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque c’est en s’éloignant de lui qu’elle venait à perdre son propre éclat, ce qui est la tache. Or, l’homme s’unit à Dieu par la volonté. C’est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l’homme sans que sa volonté accepte l’ordre de la justice divine ; ce qui signifie, ou que lui-même spontanément prendra sur lui de se punir en compensation de la faute passée, ou encore qu’il supportera patiemment la peine que Dieu lui envoie ; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de satisfaction. La tache de la faute étant effacée, il peut subsister quand même une dette de peine ; ce n’est plus toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.

La tache s’effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère. Une fois la tache effacée, on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est encore requise pour la guérison des autres facultés de l’âme que la faute passée avait déréglées, si bien qu’il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi pour rétablir l’équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres ; il importe que l’expiation édifie ceux que la faute a scandalisés ; c’est ce qui se voit dans l’exemple de David, allégué ci-dessus. C’est pourquoi nul ne subit de dommage dans les biens de l’âme sans faute personnelle.

On dit que les péchés des parents sont punis chez leurs enfants, parce que les enfants élevés dans les péchés de leurs parents sont encore plus enclins à pécher, tant à cause de l’habitude qu’ils ont prise que de l’exemple que leur a fait suivre l’autorité de leurs parents. Et les enfants méritent même d’être châtiés plus que les parents, si la vue des peines infligées à ceux-ci n’a pas réussi à les corriger eux-mêmes.

Le péché est une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. Or, le principe de la vie spirituelle, conforme à la vertu, c’est l’ordre de la fin ultime. Si cet ordre est détruit, on ne peut le restaurer par un principe intrinsèque, mais seulement par la vertu divine. Car, si le désordre est seulement dans les moyens, la fin le répare, comme la vérité des principes corrige l’erreur si celle-ci ne tombe que sur les conclusions.

Par conséquent le désordre relatif à la fin ultime ne peut être réparé par rien d’autre qui soit plus fondamental que lui, pas plus que ne peut être redressée l’erreur qui porte sur les principes. C’est pourquoi les péchés de cette sorte sont appelés mortels, comme étant irréparables.
Pour ce qui est, au contraire, des péchés qui représentent un désordre dans les moyens, ils sont réparables, tant qu’on garde le sens de la fin ultime. En effet, le péché véniel n’est pas contre la loi, parce que celui qui pèche véniellement ne fait pas ce que la loi prohibe et n’omet pas, non plus, ce à quoi elle oblige par précepte ; mais il agit en dehors de la loi, parce qu’il n’observe pas la mesure raisonnable que la loi a en vue. Celui qui pèche véniellement s’attache aux biens temporels, non comme quelqu’un qui en jouit, puisqu’il n’y met pas sa fin, mais comme quelqu’un qui en use, les rapportant à Dieu non en acte, mais par habitus.
L’homme peut en effet aimer la créature soit moins que Dieu, ce qui est pécher véniellement, soit plus que Dieu, ce qui est pécher mortellement. Du fait que quelqu’un choisit ce qui contredit la charité divine, il est convaincu de le préférer à celle-ci et par conséquent de l’aimer plus que Dieu. Celui qui pèche dans le genre véniel transgresse un ordre et, par le fait même qu’il s’accoutume à ne pas soumettre sa volonté dans les petites choses, à l’ordre voulu, il se dispose à ne pas la soumettre non plus aux exigences de la fin ultime, en faisant un choix qui sera un péché mortel. Car tous les péchés véniels du monde ne peuvent être passibles de peine autant qu’un seul péché mortel.

Or il est impossible qu’une circonstance fasse d’un péché véniel un péché mortel si elle n’apporte pas une laideur d’un autre genre. En effet la laideur du péché véniel consiste en ce qu’il comporte un désordre dans les moyens ; alors que la laideur du péché mortel implique un désordre à l’égard de la fin ultime. Manifestement donc, la circonstance ne peut faire d’un péché véniel un péché mortel lorsqu’elle demeure une circonstance, mais seulement lorsqu’elle fait passer dans une autre espèce l’acte moral et qu’elle en devient en quelque sorte la différence spécifique. Cela n’exclut ni ne diminue l’habitus de la charité et des autres vertus ; il en empêche seulement les actes.

Dans le péché véniel l’homme n’adhère pas à la créature comme à sa fin ultime. Ceux qui sont dégagés du soin des choses temporelles, bien que parfois ils pèchent véniellement, ne commettent cependant que de légers péchés véniels, et s’en purifient très fréquemment par la ferveur de leur charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec des péchés véniels, parce qu’ils gardent ceux-ci peu longtemps. Au contraire, les péchés véniels de ceux qui sont occupés aux affaires terrestres restent plus longtemps parce qu’ils ne peuvent avoir aussi fréquemment la ressource d’effacer ces péchés véniels par la ferveur de la charité.

Voilà pourquoi il est impossible que le désordre s’introduise chez l’homme à moins de commencer par une insubordination de la partie suprême de l’homme à l’égard de Dieu, ce qui est le fait d’un péché mortel. D’où il est évident que l’homme dans l’état d’innocence n’a pas pu pécher véniellement avant d’avoir péché mortellement.
C’est pourquoi l’esprit de l’ange ne se porte vers les moyens que selon qu’ils sont commandés par la fin. A cause de cela, la nature même des anges exige qu’il ne puisse y avoir en eux de désordre à l’égard des moyens, s’il n’y a en même temps du désordre à l’égard de la fin elle-même, ce qui a lieu par le péché mortel.

• Or, les bons anges ne se portent à des moyens qu’en vue de la fin qu’on doit avoir, qui est Dieu ; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des actes de charité. Ainsi ne peut-il y avoir chez eux de péché véniel.
• Les mauvais anges, au contraire, ne se portent à rien que pour la fin de leur péché d’orgueil. Et voilà comment, en tout, ils pèchent mortellement, quoi qu’ils fassent, du moins lorsque c’est par leur volonté propre.

Mais la première chose qui doit se présenter à la réflexion de l’homme, c’est de délibérer sur lui-même. Et si réellement il s’est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la rémission du péché originel. Tandis que, s’il ne s’oriente pas vers la bonne fin, autant qu’à cet âge-là il est capable de la discerner, il péchera mortellement, ne faisant pas tout son possible. Car ce qui s’impose en premier à l’homme qui a le discernement, c’est de réfléchir sur lui-même, et tout le reste est ordonné à cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l’ordre d’intention. 

7. Les Lois (Ia IIae 90-108)


 

Le principe externe qui nous fait bien agir, c’est Dieu, soit qu’il nous instruise de sa Loi, soit qu’il nous soutienne de sa Grâce. C’est en effet à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque chose en vue d’une fin.

Définition de la loi : C’est une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée par celui qui a la charge de la communauté (« rationalis ordinatio ad bonum commune, ab eo qui curam communitatis habet, promulgata »). Il est évident que les créatures raisonnables participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres.
Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle.

La loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la créature raisonnable. C’est par la loi que l’homme est guidé pour accomplir ses actes propres en les ordonnant à la fin ultime. Pour que l’homme puisse connaître sans aucune hésitation ce qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter, il était donc nécessaire qu’il fût dirigé, pour ses actes propres, par une loi donnée par Dieu ; car il est évident qu’une telle loi ne peut contenir aucune erreur.
C’est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes intérieurs ; et c’est ce qui rend nécessaire l’intervention d’une loi divine. Aussi, pour qu’il n’y eût aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu’une loi divine fût surajoutée en vue d’interdire tous les péchés.

Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais il faut que l’homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C’est pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode supérieur.
Comme, par la justice divine, l’homme est destitué de la justice originelle et de la vigueur de sa raison, cette ardeur de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens qu’elle est une loi pénale que la loi divine inflige à l’homme en le destituant de sa dignité propre.
Il est impossible que le bien commun d’une cité se réalise bien si les citoyens ne sont pas vertueux, tout au moins ceux à qui revient le commandement. La loi tyrannique n’étant pas conforme à la raison n’est pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la loi. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi éternelle selon le rayonnement, plus ou moins grand, de cette loi. En effet, toute connaissance de la vérité est un rayonnement et une participation de la loi éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit S. Augustin.
La vérité, tous les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage, d’autres moins à la connaissance de la vérité ; et par suite, connaissent plus ou moins la loi éternelle. La loi humaine a raison de loi en tant qu’elle est conforme à la raison droite ; à ce titre il est manifeste qu’elle découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée une loi inique, et dès lors n’a plus raison de loi, elle est plutôt une violence.

Toutefois, dans une loi inique, en tant qu’elle garde une apparence de loi, à raison de l’ordre émanant de l’autorité qui la porte, il y a encore une dérivation de la loi éternelle. Car « toute autorité vient du Seigneur Dieu. » Dieu aussi imprime à toute la nature les principes de ses actes propres. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature sont certes étrangères à l’ordre des causes particulières, mais non des causes universelles, et de la cause première, qui est Dieu, à la providence de qui rien ne peut échapper. 

 

IaIIae Q93 a. 6 : Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?

 

Rien n’échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de l’ordonnateur suprême qui assure la paix de l’univers. Il y a deux manières pour une chose d’être soumise à la loi éternelle.

• Ou bien la loi éternelle est participée par mode de connaissance,
• ou bien par mode d’action et de passion, en tant que participée sous forme de principe interne d’activité.

C’est de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle. Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec toutes les créatures, a cependant en propre cet élément d’être dotée de raison. C’est pourquoi elle se trouve soumise à la loi éternelle à double titre :

• d’abord, parce qu’elle a une certaine connaissance de la loi éternelle ;
• ensuite, parce qu’il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle, car « de naissance nous sommes enclins à être vertueux », dit Aristote.

Cependant, ces deux modes existent d’une façon imparfaite et comme décomposée chez les pécheurs. En eux l’inclination naturelle à la vertu est faussée par l’habitus vicieux. De plus, leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et la facilité à pécher. Chez les bons, ce double mode se réalise d’une manière plus parfaite parce que la connaissance de foi et de sagesse s’ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien ; et au penchant naturel vers le bien, s’ajoute antérieurement l’impulsion de la grâce et de la vertu.

Ainsi donc, les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu’ils agissent toujours en s’y conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais d’une manière imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c’est d’une façon imparfaite qu’ils connaissent le bien et sont inclinés vers lui. Toutefois, ce qui est déficient dans leur activité est compensé du côté de la passivité ; nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe la loi éternelle, en proportion de ce qu’ils ont négligé de faire pour être conformes aux exigences de cette loi. Aussi S. Augustin dit-il : « J’estime que les justes agissent selon la loi éternelle », et ailleurs : « Dieu sait ramener à l’ordre les âmes qui l’abandonnent et, par leur misère bien méritée, fournir aux parties inférieures de Sa création des lois parfaitement appropriées. »

• Les hommes spirituels ne sont pas sous la loi, car sous l’influx de la charité que l’Esprit Saint répand dans leur cœur, ils accomplissent de bon gré ce que la loi prescrit.
• On peut aussi entendre la parole de l’Apôtre en ce sens que les œuvres de celui qui agit sous l’influx de l’Esprit Saint, sont dites œuvres de l’Esprit Saint plutôt que de l’homme lui-même.

La prudence de la chair ne peut être soumise à la loi de Dieu dans le domaine de l’action, puisqu’elle incline à des actes contraires à la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à la loi de Dieu en ce qui regarde la passivité, parce qu’elle mérite de subir une peine selon la loi de la justice divine.
Néanmoins, la prudence humaine n’est prédominante en aucun homme au point que le bien intégral de sa nature soit détruit. C’est pourquoi demeure chez l’homme un penchant à agir selon la loi éternelle. Car le péché ne détruit pas tout bien de la nature.

La même loi éternelle selon laquelle certains méritent la béatitude ou le châtiment, les maintient également dans cette béatitude ou ce châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés sont soumis à la loi éternelle.
On ne peut en même temps affirmer et nier. Tout ce qui agit le fait en vue d’une fin qui a raison de bien. Le bien est ce que tous les êtres désirent. C’est donc le premier précepte de la loi qu’il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. On peut appeler nature de l’homme ou bien celle qui est propre à l’homme ; et en ce sens tous les péchés, en tant qu’ils sont contraires à la raison, sont contraires à la nature. Certains ont une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature.

• Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du cœur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas particulier dont il s’agit à cause de la convoitise ou d’une autre passion.
• Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du coeur des hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitus corrompus. C’est ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même les vices contre nature. 

 

IaIIae Q95 a. 1 : L’utilité de la loi humaine

 

Les lois ont été faites afin que, par crainte de leurs sanctions, l’audace humaine fût réprimée, que l’innocence fût en sûreté au milieu des malfaiteurs, et que chez les méchants eux-mêmes la faculté de nuire fût refrénée par la crainte du châtiment. Mais tout cela est nécessaire au genre humain. Donc il fut nécessaire de porter des lois humaines.

Il y a dans l’homme une certaine aptitude à la vertu ; mais quant à la perfection même de la vertu, il faut qu’elle soit donnée à l’homme par un enseignement. De fait, la perfection de la vertu consiste surtout à éloigner l’homme des plaisirs défendus, auxquels l’humanité est principalement portée, en particulier la jeunesse, pour laquelle l’enseignement est plus efficace.
C’est pourquoi il faut que les hommes reçoivent d’autrui cette sorte d’éducation par laquelle on peut arriver à la vertu. Certes, pour les jeunes gens qui sont portés à être vertueux par une heureuse disposition naturelle ou par l’habitude, et surtout par la grâce divine, il suffit d’une éducation paternelle qui s’exerce par les conseils. Mais, parce qu’il y a des hommes pervers et portés au vice, qui ne peuvent guère être aisément touchés par des paroles, il a été nécessaire que ceux-ci fussent contraints par la force et la crainte à s’abstenir du mal, de telle sorte qu’au moins en s’abstenant de mal agir, ils garantissent aux autres une vie paisible. Et puis, pour eux-mêmes, ils se voient amenés par une telle accoutumance à accomplir de bon gré ce qu’ils ne faisaient auparavant que par crainte ; et ainsi ils deviennent vertueux.

Cette éducation qui corrige par la crainte du châtiment est donnée par les lois. Aussi fût-il nécessaire pour la paix des hommes et leur vertu de porter des lois. Parce que, dit le Philosophe, « l’homme, s’il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s’il est privé de loi et de justice il est le pire de tous » ; car l’homme possède les armes de la raison, dont les autres animaux sont dépourvus, pour assouvir ses convoitises et ses fureurs.

Les hommes bien disposés sont plus aisément amenés à la vertu par des conseils qui font appel à leur volonté que par la contrainte ; mais ceux qui sont mal disposés ne sont amenés à la pratique de la vertu qu’en y étant forcés.

Donc la justice vivante qu’est le juge ne se rencontre pas chez beaucoup d’hommes, et elle est changeante. C’est pourquoi il a été nécessaire de déterminer par la loi ce qu’il fallait juger dans le plus grand nombre de cas possible et de laisser peu de place à la l’initiative du juge. Aussi toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais une corruption de la loi.

On distingue les lois humaines d’après les régimes politiques différents.

• Selon la description d’Aristote, l’un de ces régimes est la monarchie, la cité étant sous le gouvernement d’un chef unique ; en ce cas on parle des constitutions des princes.
• Un autre régime est l’aristocratie, qui est le gouvernement par une élite d’hommes supérieurs ; on parle alors de sentences des sages et aussi de sénatus-consultes.
• Un autre régime est l’oligarchie qui est le gouvernement de quelques hommes riches et puissants ; alors on parle de droit prétorien qui est appelé aussi honorariat.
• Un autre régime est celui du peuple tout entier ou démocratie ; et on parle alors de plébiscites.
• Un autre régime est la tyrannie, régime totalement corrompu ; aussi ne comporte-t-il pas de loi.
• Il y a enfin un régime mixte, composé des précédents, et celui-là est le meilleur ; et en ce cas, on appelle loi « ce que les anciens, d’accord avec le peuple, ont décidé », dit S. Isidore.

La fin de la loi est le bien commun. La loi humaine a pour but d’amener les hommes à la vertu, non d’un seul coup mais progressivement. « Une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas être une loi », dit S. Augustin. Aussi de telles lois n’obligent-elles pas en conscience, sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre. Les lois peuvent être injustes d’une autre manière : par leur opposition au bien divin ; telles sont les lois tyranniques qui poussent à l’idolâtrie ou à toute autre conduite opposée à la loi divine. Il n’est jamais permis d’observer de telles lois car, « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » La nécessité n’a pas de loi. Si le peuple est bien modéré, sérieux et gardien très vigilant de l’intérêt public, il est juste de porter une loi qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État. Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu’on lui enlève la faculté de conférer les honneurs publics et qu’on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens. »

La loi naturelle est une participation de la loi éternelle. C’est pourquoi elle demeure sans changement ; elle tient ce caractère de l’immutabilité et de la perfection de la raison divine qui a constitué la nature. Mais la raison humaine est changeante et imparfaite. Et c’est pourquoi la loi est modifiable. En outre, la loi naturelle ne contient que quelques préceptes universels qui demeurent toujours ; au contraire, la loi établie par l’homme contient des préceptes particuliers, selon les divers cas qui se présentent.
D’après l’enseignement du passé, on peut pourvoir à l’avenir. C’est une honte ridicule et pleine d’impiété que nous laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères. Une loi humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public. Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance a une puissance incomparable, à ce point que ce qu’on fait contre l’habitude générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance, paraît très grave. C’est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi diminue dans la mesure où l’accoutumance est abolie.
C’est pourquoi on ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l’avantage apporté au bien commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Mais les lois tirent leur plus grande force de l’habitude, selon le Philosophe. C’est pourquoi il ne faut pas les changer facilement.

La coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être tenues pour des lois. Et de même que les prévaricateurs des lois divines, les contempteurs des coutumes ecclésiastiques doivent être réprimés. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi. Aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle. La loi ancienne était bonne, mais imparfaite. Dieu permet parfois le péché pour l’humiliation du pécheur. De même aussi voulut-Il donner aux hommes une loi qu’ils ne pussent observer par leurs propres forces ; par là, dans leur présomption, ils se connaîtraient pécheurs, et dans leur humiliation, ils recourraient à l’aide de la grâce.

« Tous ceux que Dieu instruit, c’est par miséricorde qu’Il les instruit ; ceux qu’Il n’instruit pas, c’est par une juste sentence », nous dit encore S. Augustin ; c’est là, en effet, une suite de la condamnation du genre humain pour la faute de notre premier père.
En effet, on sait que la loi ancienne a été accordée au peuple juif pour lui conférer une prééminence de sainteté, par respect pour le Christ, qui devait naître de ce peuple. Immédiatement après le péché du premier homme, le moment n’était pas favorable à la réception de la loi ancienne. D’une part l’homme n’en avait pas encore reconnu la nécessité, parce qu’il se confiait en sa raison. D’autre part, l’habitude du péché n’avait pas encore étouffé la voix de la loi naturelle.
Tandis que la loi humaine a principalement en vue l’établissement d’une amitié entre les hommes, la loi divine vise à fonder principalement une amitié entre l’homme et Dieu. Comme la grâce présuppose la nature, la loi divine présuppose nécessairement la loi naturelle.

La perfection pour l’homme consiste à mépriser les biens temporels pour s’attacher aux biens spirituels. Or les mœurs humaines se définissent par rapport à la raison, principe propre des actes humains, de sorte qu’on appelle bonnes les mœurs qui s’accordent avec la raison, et mauvaises celles qui s’y opposent. Au chef de la société, l’homme doit fidélité, respect et service.

• La fidélité au maître empêche essentiellement que l’hommage de souveraineté soit accordé à aucun autre ; telle est la signification du premier précepte : « Tu n’auras pas d’autres dieux. »
• Le respect du maître veut qu’on s’abstienne à son égard de toute attitude offensante et c’est l’objet du second précepte : « Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur ton Dieu. »
• Le maître a droit au service, en contrepartie des bienfaits qu’il dispense à ses sujets, et le troisième précepte y pourvoit, par la sanctification du sabbat en mémoire de la création.

Parmi les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, nous trouvons en premier lieu que l’homme lui soit fidèlement soumis, sans aucune collusion avec ses ennemis. Ensuite, que l’homme lui témoigne de la révérence, et enfin qu’il s’applique à le servir. Sans conteste, il est plus contraire à la raison et c’est un péché plus grave de manquer à ce que l’on doit à l’égard des personnes envers qui l’on est le plus obligé. La négation a plus d’extension que l’affirmation. Or il y a deux êtres, Dieu et le père, dont les bienfaits sont tels que nul n’est jamais quitte à leur endroit. Dieu ne peut donc dispenser l’homme ni d’être en règle avec Lui ni de se soumettre à l’ordre de Sa justice même dans les matières qui concernent le commerce des hommes entre eux. Il tombe sous le précepte de la loi divine de ne pas accomplir à contrecœur une œuvre vertueuse, parce que agir à contrecœur, ce n’est pas agir volontairement.

La teneur du précepte de la charité est d’aimer Dieu de tout son cœur, ce qui implique qu’on rapporte tout à Dieu ; autrement il n’y a pas moyen d’observer le précepte de la charité. Or ce culte revêt une double forme : culte intérieur et culte extérieur. L’homme étant composé d’une âme et d’un corps, il convient que l’un et l’autre s’appliquent au culte divin, l’âme au culte intérieur, le corps au culte extérieur, ce qu’insinue le Psaume (84, 3) : « Mon coeur et ma chair sont un cri vers le Dieu vivant. » Et comme le corps est soumis à Dieu par l’âme, de même le culte extérieur est soumis au culte intérieur qui consiste pour l’âme à s’unir à Dieu par l’intelligence et par le cœur. Mais la condition de notre vie présente ne nous permet pas de contempler en elle-même la vérité divine, et sa lumière, au dire de Denys, ne peut rayonner à nos yeux que sous certaines figures sensibles.

L’image appartient à la loi nouvelle, l’ombre à la loi ancienne. L’ordre est proprement l’oeuvre du sage les préceptes cérémoniels comportent des explications figuratives et mystiques :

• du type allégorique si on les rapporte à la personne du Christ et à l’Église ;
• du type moral si elles concernent la vie du peuple chrétien ;
• du type anagogique si on les rapporte à l’état de gloire à venir, pour autant que nous y sommes introduits par le Christ.
• Nous offrons un jeune taureau, lorsque nous domptons une chair rebelle ;
• un agneau, lorsque nous redressons des passions déraisonnables ;
• un bouc, lorsque nous triomphons d’une licence effrontée ;
• une tourterelle, quand nous gardons la chasteté ;
• des pains azymes, lorsque nous célébrons la Pâque avec les azymes de l’intégrité. »
• Enfin, manifestement, la colombe exprime la charité et la simplicité du cœur.

Il convenait que ces animaux fussent immolés en figure du Christ, comme il ressort du même passage de la Glose :

• Le Christ est évoqué dans l’offrande du veau, pour la puissance de Sa Croix ;
• avec l’agneau, à cause de son innocence ;
• avec le bélier, parce qu’il est le chef du troupeau ;
• avec le bouc, parce qu’il a revêtu une chair semblable à la chair pécheresse.
• L’union des deux natures était mise en évidence dans la tourterelle et la colombe (ou si l’on préfère, la tourterelle représente la chasteté et la colombe la charité).
• La fleur de farine figurait l’aspersion de l’eau baptismale sur les fidèles. »
• l’homme est premièrement lié envers Dieu à cause de la majesté divine, ensuite à cause des péchés qu’il a commis, puis à cause des bienfaits qu’il a reçus et enfin à cause des bienfaits qu’il espère.

La gravité du péché dépend de la condition du pécheur, ce pain fut façonné lorsque fut assumée la nature humaine et subit l’action du feu, successivement cuit au four, c’est-à-dire formé par le Saint-Esprit dans les entrailles virginales, cuit à la poêle par les peines qu’il endura ici-bas, et consumé en quelque sorte sur le gril par la crucifixion. Or le pain représente la chair du Christ, le vin Son sang, instrument de notre rédemption ; la grâce du Christ est figurée par l’huile, sa science par le sel, sa prière par l’encens.
Le tabernacle mobile signifie la condition changeante de la vie humaine, tandis que le temple, fixé et stable, signifie la condition de la vie future qui exclut tout changement. A quoi se rattache le fait que, dans la construction du temple, « on n’entendit aucun bruit de marteau ou de hache », ce qui signifie qu’aucun trouble ou tumulte n’affectera la vie future.

D’une autre façon, le tabernacle représente le régime de la loi ancienne, et le temple de Salomon celui de la loi nouvelle. Ces fêtes ont aussi une explication figurative. Le sacrifice quotidien symbolise la perpétuité du Christ, Agneau de Dieu. Le nom de « sacrements » appartient proprement aux rites consécratoires dont la vertu députait en quelque façon au culte divin. La raison figurative de la Pâque se découvre aisément :

• l’immolation de l’agneau représentait l’immolation du Christ, selon la formule de S. Paul : « Le Christ notre Pâque a été immolé » (1 Co 5, 7).
• Le sang de l’agneau, qui préservait de l’extermination ceux qui en avaient marqué le linteau de leur porte, signifie la foi en la passion du Christ dans le coeur et la bouche des croyants, foi qui nous délivre du péché et de la mort, Ces viandes qu’on mangeait signifiaient la manducation du Corps du Christ dans le Sacrement. On les mangeait rôties au feu, pour symboliser la passion ou la charité du Christ ; avec du pain sans levain, pour représenter la pureté de vie des fidèles qui prennent le Corps du Christ, selon le mot de S. Paul (1 Co 5, 8) : « Célébrons la Pâque avec les azymes de la pureté et de la vérité. »
• On y ajoutait les herbes amères, pour marquer qu’il est nécessaire à ceux qui prennent le Corps du Christ de se repentir de leurs péchés.
• Les reins doivent être ceints de la ceinture de chasteté.
• Les sandales aux pieds sont les exemples des Pères qui ont vécu autrefois.
• Les bâtons tenus à la main symbolisent la vigilance pastorale.
• Enfin, il est prescrit de manger l’agneau pascal dans la maison, c’est-à-dire dans l’Église catholique et non dans les conventicules des hérétiques.

Un certain nombre de Sacrements de la loi nouvelle eurent dans la loi ancienne leur correspondant figuratif.


• La circoncision correspond au Baptême, Sacrement de la foi : « Vous avez reçu la circoncision de Notre Seigneur Jésus Christ, ensevelis avec Lui par le Baptême » (Col 2, 11).
• Le repas de l’agneau pascal a pour pendant le Sacrement de la sainte Eucharistie dans la loi nouvelle.
• A l’ensemble des purifications de la loi ancienne répond maintenant le Sacrement de Pénitence,
• et à la consécration des pontifes et des prêtres le Sacrement de l’Ordre.
• Mais le Sacrement de la Confirmation, signe de la plénitude de la grâce, ne pouvait avoir aucun correspondant parmi les sacrements de la loi ancienne ; ce n’était pas encore le temps de la plénitude, puisque, dit l’épître aux Hébreux (7, 19), « la loi n’a amené personne à la perfection ».
• Pas davantage le Sacrement de l’Extrême-Onction, parce qu’il dispose immédiatement à entrer dans la gloire et que sous la loi ancienne le prix n’était pas encore payé qui devait en ouvrir l’accès.
• Quant au Mariage, il existait bien sous la loi ancienne en tant que fonction de nature, mais non comme Sacrement de l’union du Christ et de l’Église, cette union n’étant pas encore réalisée. C’est si vrai que la loi ancienne admettait l’acte de répudiation, ce qui contredit le sens même du Sacrement.

La mort spirituelle provoquée en général par toute espèce de péché est signifiée par l’impureté du cadavre ; celle de la lèpre représente la souillure de la doctrine hérétique, soit parce que l’hérésie est contagieuse comme la lèpre, soit parce qu’il n’est point de doctrine fausse où ne se mêle quelque élément de vérité, de même que sur la peau du lépreux il y a une juxtaposition de taches et de parties intègres.

Deutéronome (22, 5) : « La femme ne portera pas un habit d’homme, ni l’homme un habit de femme »,

L’autruche est un oiseau mais qui ne peut voler et ne quitte pas le sol : elle est le type des serviteurs de Dieu qui s’embarrassent des affaires du siècle.
La chouette dont l’œil perce les ténèbres mais qui est aveugle en plein jour ressemble à ces gens qui sont pleins de finesse dans le temporel mais sont obtus dans les choses spirituelles.
La mouette qui nage et qui vole représente ceux qui respectent à la fois le Baptême et la circoncision, ou bien ceux qui prétendent s’élever sur les ailes de la contemplation tout en demeurant plongés dans les plaisirs.
L’aigle vole très haut, c’est l’orgueil qui est interdit ; avec le grillon, qui s’attaque aux chevaux et aux hommes, c’est la cruauté des puissants ; avec l’émerillon qui se repaît de petits oiseaux, ce sont ceux qui écrasent les pauvres.
Le milan, spécialement rusé, représente les fourbes ; le vautour qui dans le sillage des armées compte sur les cadavres pour se nourrir, signifie ceux qui exploitent à leur profit les décès et les troubles.
• Les oiseaux du genre des corbeaux désignent ceux que les plaisirs ont remplis de noirceur, si l’on veut ceux qui n’ont pas de bons sentiments, puisque le corbeau, une fois sorti de l’arche, n’y revint plus.
L’épervier qui fournit ses services au chasseur ressemble à ceux qui aident les grands à dépouiller les pauvres.
Le hibou cherche sa nourriture la nuit et se cache le jour, comme les débauchés qui cherchent l’obscurité pour perpétrer leurs œuvres de ténèbres.
Le plongeon qui est apte à demeurer longtemps sous l’eau représente les gourmands plongés dans un flot de délices.
L’ibis est un oiseau d’Afrique, au long bec, qui se nourrit de serpents (c’est peut-être le même que la cigogne) : il signifie les envieux qui s’engraissent des serpents, c’est-à-dire des malheurs d’autrui.
Le cygne, à la robe toute blanche, a un long cou qui lui permet de tirer sa nourriture des profondeurs de la terre ou de l’eau ; il peut représenter ces gens qui sous les dehors éclatants de la justice n’aspirent qu’aux avantages temporels.
Le pélican est un oiseau des régions orientales, qui a un long bec et certains sacs dans le gosier où il dépose d’abord sa nourriture qu’il avale après un moment : c’est l’image des avares qui se préoccupent trop de mettre de côté ce qui leur est nécessaire.
La sarcelle, à la différence des autres oiseaux, a une patte palmée en vue de la nage et une patte divisée en vue de la marche, ce qui fait qu’elle nage à la manière des canards et marche sur terre comme une perdrix ; elle ne boit qu’en mangeant, car elle humecte toute nourriture : c’est le type de ceux qui ne veulent rien faire au gré d’autrui, mais n’assaisonnent leurs actes qu’à l’eau de leur volonté propre.
La chevêche, vulgairement appelée faucon, représente ceux « dont les pieds sont rapides pour aller verser le sang », selon le Psaume (14).
Le pluvier, bête babillarde, signifie les bavards.
La huppe fait son nid dans les ordures et se nourrit d’excréments pestilentiels, mais son chant qui ressemble à un gémissement signifie ce que S. Paul (2 Co 7, 10) appelle “la tristesse mondaine” qui produit la mort chez les hommes impurs.
La chauve-souris vole au ras du sol ; tels ceux qui, dotés de la science du siècle, n’ont de goût que pour les choses terrestres.

C’est que la consommation des produits du sol dénote une certaine simplicité de vie, tandis que l’alimentation carnée marque un certain raffinement en quelque recherche ; alors que la terre produit spontanément les végétaux ou du moins qu’on peut les lui faire produire en abondance sans grand effort, il faut beaucoup de travail pour l’élevage des animaux ou simplement pour leur capture. Aussi le Seigneur, voulant ramener son peuple à un mode de vie plus simple, multiplia les prohibitions dans le domaine animal, mais n’en fit aucune en ce qui concerne les végétaux.

Selon l’Ecclésiastique (19, 27), « l’habit nous renseigne sur celui qui le porte ». Le Seigneur a donc voulu que son peuple se distinguât des autres non seulement par la marque charnelle de la circoncision, mais encore par un caractère distinctif dans le vêtement. Il fut donc interdit de porter des vêtements en tissu mélangé de laine et de lin, et de revêtir l’habit de l’autre sexe. Par là on combattait aussi la luxure ; en même temps que le caprice des combinaisons vestimentaires, on excluait tout dérèglement dans les rapports charnels. On sait d’ailleurs que le travesti attise le désir et donne lieu à la licence.

Au sens figuratif, avec le vêtement tissé de lin et de laine, il est interdit de marier la simplicité de l’innocence que représente la laine, avec les roueries de la malice signifiées par le lin. D’autre part la femme ne doit pas s’arroger l’enseignement ou d’autres fonctions qui reviennent à l’homme, ni l’homme ne doit se laisser aller à des moeurs efféminées. Il y a dans l’homme une double affectivité, l’une selon la raison, l’autre selon la passion sensible. Quand on nous dit : « Tu ne sèmeras pas une autre semence dans ta vigne », il faut comprendre spirituellement que nulle doctrine étrangère ne doit être semée dans l’Église, vigne des âmes. Pareillement, le champ qu’est l’Église ne doit pas être ensemencé de graines différentes, c’est-à-dire de la doctrine catholique et de la doctrine hérétique. La purification du péché n’a jamais pu se faire que par le Christ, « qui enlève les péchés du monde », comme dit S. Jean (1, 29). Et parce que le mystère de l’Incarnation et de la Passion du Christ n’était pas encore effectivement réalisé, les cérémonies de la loi ancienne ne pouvaient pas posséder réellement en elles-mêmes la vertu qui découle du Christ incarné et crucifié, comme la contiennent les Sacrements de la loi nouvelle. Aussi ne pouvaient-elles pas purifier du péché. Toutefois, dès le temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s’unir au Christ incarné et crucifié, et ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu’elles professaient de quelque manière en observant les cérémonies qui figuraient le Christ.

Mais le culte extérieur doit s’adapter au culte intérieur, fait de foi, d’espérance et de charité Car les rites païens étaient répudiés comme absolument illicites et de tout temps condamnés par Dieu, tandis que le rite légal, ayant été institué par Dieu pour figurer le Christ, trouvait sa fin en ce sens que la passion du Christ accomplissait.

Les préceptes judiciaires ne furent en vigueur que pour un temps, et ils ont été vidés de leur sens à l’avènement du Christ, mais en un autre sens que les préceptes cérémonials.

• Car ceux-ci furent abrogés de telle sorte que non seulement ils sont morts, mais qu’ils tuent ceux qui les observent depuis le Christ et surtout depuis la diffusion de l’Évangile.
• C’est l’intention d’observer les préceptes judiciaires comme une obligation légale qui porterait atteinte à la vérité de la foi, car on signifierait ainsi que le statut du peuple ancien dure toujours et que le Christ n’est pas encore venu.

Ces préceptes judiciaires faisaient régner dans le peuple la justice et l’équité, mais selon les exigences de sa condition d’alors. Celle-ci a dû changer après le Christ, au point qu’il n’y a plus dans le Christ, à distinguer les Juifs des païens, comme on le faisait auparavant.

 

IaIIae Q105 a. 1 : Les dispositions de la loi ancienne en ce qui concerne les gouvernants étaient-elles satisfaisantes ?

 

Si la royauté est la meilleure forme de gouvernement, la tyrannie en est la pire déformation. Or la beauté d’un établissement politique tient à une bonne organisation des pouvoirs. La loi assura donc au peuple cette bonne organisation.

Deux points sont à observer dans la bonne organisation du gouvernement d’une cité ou d’une nation.

• D’abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a là une garantie de paix civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses.
• L’autre point concerne la forme du régime ou de l’organisation des pouvoirs ; on sait qu’il en est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la royauté, ou domination d’un seul selon la vertu, et l’aristocratie, c’est-à-dire le gouvernement des meilleurs, ou domination d’un petit nombre selon la vertu.

Voici donc l’organisation la meilleure pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume : à la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ; puis viennent un certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et cependant la multitude n’est pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d’être élus et tous étant d’autre part électeurs.

Tel est le régime parfait, heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d’un seul, d’aristocratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de démocratie enfin ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple.

Et tel fut le régime institué par la loi divine.

• En effet, Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple en qualité de chefs uniques et universels, ce qui est une caractéristique de la royauté.
• Mais les soixante-douze anciens étaient élus en raison de leur mérite (Dt 1, 15) : « Je pris dans vos tribus des hommes sages et considérés, et je les établis comme chefs » ; voilà l’élément d’aristocratie.
• Quant à la démocratie, elle s’affirmait en ce que les chefs étaient pris dans l’ensemble du peuple, (Ex 18, 21) : « Choisis parmi tout le peuple des hommes capables etc. » ; et que le peuple aussi les désignait (Dt 1, 13) : « Présentez, pris parmi vous, des hommes sages. » L’excellence des dispositions légales est donc incontestable en ce qui touche à l’organisation des pouvoirs.

La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine ; mais elle dégénère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si celui qui détient un tel pouvoir n’a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote : « Il n’appartient qu’au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune. » Or la vertu parfaite est rare ; les Juifs étaient particulièrement cruels et enclins à la rapacité, et c’est par ces vices surtout que les hommes versent dans la tyrannie. C’est pourquoi le Seigneur ne leur assigna pas dès le début un roi revêtu de l’autorité souveraine, mais un juge et un gouverneur qui veillèrent sur eux. C’est plus tard, à la demande du peuple et comme sous le coup de la colère, qu’Il leur accorda un roi, disant clairement à Samuel, (1 S 8, 7) : « Ce n’est pas toi qu’ils ont écarté, c’est Moi, ne supportant plus que Je règne sur eux. »

• Dès le début toutefois, Dieu a posé quelques règles concernant la royauté, et d’abord la manière de désigner le roi, avec cette double clause que dans le choix du roi on aurait recours au jugement du Seigneur, et qu’on ne prendrait pas pour roi un étranger, parce que les rois de cette sorte ont coutume de ne s’attacher guère aux gens qui leur sont soumis et, par conséquent, de ne pas s’occuper d’eux.
• Ensuite, Dieu détermina quelle serait, les rois une fois établis, leur situation personnelle, limitant le nombre de leurs chars et de leurs chevaux et aussi de leurs femmes, ainsi que l’étendue de leurs richesses, car c’est par de telles convoitises que les princes sont amenés à verser dans la tyrannie et à s’écarter de la justice. Puis fut réglée leur attitude à l’égard de Dieu ; toujours ils auraient à lire et à méditer Sa loi, remplis sans cesse de crainte et d’obéissance.
• Enfin, envers leurs sujets, ils n’affecteraient pas un mépris superbe, se garderaient de les opprimer et ne s’écarteraient pas de la justice.

L’accès au sacerdoce était héréditaire. Et cela pour qu’il soit davantage honoré, puisque n’importe quel homme du peuple ne pouvait devenir prêtre, ce qui tournait à l’honneur du culte divin.

D’après Aristote, ce qui mène à la ruine tant de cités et de royaumes, c’est surtout le fait que les héritages tombent aux mains des femmes. En voici le sens mystique : la génisse enlevée au troupeau représente la chair du Christ ; elle n’a pas porté le joug, car elle n’a point péché ; elle n’a pas divisé la terre par le soc de la charrue, entendez qu’elle ne « s’est souillée d’aucune marque de rébellion ». Si la génisse mourait dans un vallon en friche, cela signifiait le mépris dont fut entourée la mort du Christ, par laquelle tous les péchés sont lavés et le diable désigné comme auteur de l’homicide.
De même, selon Aristote, c’était une règle chez certaines nations de réserver la qualité de citoyens à ceux dont l’aïeul, voire le trisaïeul, avait résidé dans la cité. Et cela se comprend, à cause des multiples inconvénients occasionnés par la participation prématurée des étrangers au maniement des affaires publiques, si, avant d’être affermis dans l’amour du peuple, ils entreprenaient quelque chose contre lui. C’est pourquoi, selon les dispositions de la loi, certaines nations plus ou moins liées avec les juifs, comme les Égyptiens au milieu desquels ils étaient nés et avaient grandi, les Édomites descendants d’Ésaü, le frère de Jacob, étaient accueillis dès la troisième génération dans la communauté du peuple. D’autres au contraire qui avaient montré de l’hostilité pour les juifs, comme les descendants d’Ammon et de Moab, n’y étaient jamais admis ; quant aux Amalécites qui leur avaient été particulièrement hostiles et ne leur étaient liés à aucun degré de parenté, on devait à jamais les traiter en ennemis. De même en effet qu’un individu porte la peine de la faute qu’il a commise, pour qu’intimidés par ce spectacle les autres cessent de mal faire, de même aussi une nation ou une cité peut être punie à raison d’un péché pour que les autres s’abstiennent de les imiter.

Ceux qui avaient eu de nombreux enfants recevaient des témoignages particuliers de considération. L’Évangile contient les enseignements tendant au mépris du monde, ce mépris qui rend l’homme apte à recevoir la grâce de l’Esprit Saint : « Le monde (entendons : ceux qui aiment le monde) ne peut recevoir le Saint-Esprit »

Nul n’a jamais possédé la grâce du Saint-Esprit si ce n’est par la foi au Christ, explicite ou implicite. Si donc un homme qui a reçu la grâce de la nouvelle alliance vient à pécher, il mérite une peine plus sévère parce qu’il abuse de bienfaits plus grands et ne tire pas parti du secours qui lui est donné. la loi nouvelle est la loi de grâce. Il fallait d’abord que l’homme fût abandonné à lui-même dans l’état de la loi ancienne ; ainsi tombant dans le péché et connaissant sa faiblesse, il reconnaîtrait qu’il a besoin de la grâce. Il y eut toutefois, sous le régime de l’ancienne alliance, des gens qui possédaient la charité et la grâce de l’Esprit Saint et aspiraient avant tout aux promesses spirituelles et éternelles, en quoi ils se rattachaient à la loi nouvelle.
Inversement, il existe sous la nouvelle alliance des hommes charnels, encore éloignés de la perfection de la loi nouvelle : pour les inciter aux œuvres vertueuses, la crainte du châtiment et certaines promesses temporelles ont été nécessaires, jusque sous la nouvelle alliance.

En tout cas, même si la loi ancienne prescrivait la charité, elle ne donnait pas l’Esprit Saint, par qui « la charité est répandue dans nos cœurs » (Rm 5, 5). L’herbe est produite d’abord, dans la loi naturelle, puis vient l’épi, dans la loi de Moïse ; et enfin le grain solide dans l’évangile. » Ainsi donc, la loi nouvelle est dans l’ancienne comme le grain est dans l’épi. Mais les actes intérieurs, quand il s’agit d’activité vertueuse, offrent une autre sorte de difficulté : par exemple, celle de réaliser l’œuvre vertueuse avec promptitude et plaisir. En cela réside la difficulté de la vertu : ce qui est très difficile à qui ne possède pas la vertu, devient cependant facile grâce à elle. Or, à cet égard, la loi nouvelle, qui condamne les désordres intérieurs de l’âme, est plus exigeante en ses préceptes que la loi ancienne. Ses commandements ne sont pas difficiles » (1 Jn 5, 3), sur quoi S. Augustin remarque : « Pas difficiles si l’on aime, mais difficiles si l’on n’aime pas. » Il n’est rien de dur et de rigoureux que l’amour ne rende aisé et comme négligeable. L’inclination de l’habitus se conforme à l’inclination de la nature ; au contraire, si l’habitus était opposé à la nature, l’homme n’agirait pas selon ce qu’il est, mais selon une corruption qui s’impose à lui du dehors.

Donc, puisque la grâce de l’Esprit Saint nous est infusée à la façon d’un habitus intérieur nous inclinant aux œuvres de la justice, elle nous fait librement accomplir les œuvres que la grâce appelle, et éviter celles qui la contrarient. Les disciples étaient encore, en effet, comme de petits enfants formés par le Christ, et il fallait que Celui-ci leur donnât quelques instructions spéciales, comme font tous les supérieurs envers leurs sujets ; d’autant plus qu’Il devait les habituer peu à peu à abandonner toute préoccupation, temporelle, pour les rendre propres à prêcher l’Évangile par toute la terre. 

 

IaIIae Q108 a. 3 : La loi nouvelle éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs ?

 

Le Seigneur signifie que son discours renferme au complet tous les préceptes propres à ordonner la vie chrétienne. » Le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne contient un enseignement complet de vie chrétienne. Le Seigneur commence donc par régler la volonté de l’homme conformément aux divers préceptes de la loi, si bien qu’il s’abstienne non seulement des œuvres extérieures qui sont objectivement mauvaises, mais même des fautes intérieures et des occasions de mal faire.
Tout le culte corporel défini dans la loi devait être transformé en un culte spirituel : « L’heure vient où vous n’adorerez plus le Père sur cette montagne-ci ni à Jérusalem, mais où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité » (Jn 4, 21 et 23).

Honneurs, richesses, plaisirs, voilà selon S. Jean le résumé de tous les biens terrestres : « Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la vie » (1 Jn 3, 18), c’est-à-dire délices charnelles, richesses, et poursuite de la gloire et des honneurs.

S’il mentionne trois oeuvres explicitement, c’est qu’elles résument toutes les autres, car

• tout ce qu’on fait pour maîtriser ses convoitises se ramène au jeûne ;
• pour aimer le prochain, à l’aumône ;
• pour rendre un culte à Dieu, à la prière.

Le Seigneur n’a pas condamné la sollicitude nécessaire, mais un souci excessif. Or, il y a quatre excès à éviter dans le souci des biens temporels :

1° Nous ne mettrons pas en eux notre fin, et nous ne servirons pas Dieu en vue d’avoir le vivre et le vêtement : « N’amassez pas de trésors, etc. »
2° Nous ne nous inquiéterons jamais du temporel sans compter sur le secours divin : « Votre Père sait bien que vous avez besoin de tout cela » (Mt 6, 32).
3° La sollicitude ne doit pas être présomptueuse, comme chez celui qui se flatte d’obtenir le nécessaire par sa propre industrie et sans l’aide de Dieu, ce que le Seigneur condamne en observant que « nul ne peut ajouter à sa taille » (Mt 6, 27).
4° On a tort de se préoccuper avant l’heure, autrement dit de s’inquiéter maintenant de ce qui n’est pas le souci du moment présent, mais celui de l’avenir ; et à cet égard il est écrit : « Ne soyez pas inquiets pour le lendemain » (Mt 6, 34). 

 

IaIIae Q108 a. 4 : Convenait-il que fussent proposés dans la loi nouvelle certains conseils déterminés ?

 

Le Christ est par excellence le sage et l’ami, et donc Ses conseils sont parfaitement avantageux et appropriés. Aussi convient-il que la loi nouvelle, loi de liberté, à la différence de la loi ancienne qui était une loi de servitude, ait fait une place aux conseils, en plus des préceptes. Il faut qu’il y ait des conseils sur les dispositions qui permettent d’atteindre cette fin dans les meilleures conditions et avec plus de facilité.

Or l’homme se trouve situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels qui constituent la béatitude éternelle, de telle sorte que plus il penche d’un côté plus il s’éloigne de l’autre, et inversement. S’enfoncer totalement dans les réalités terrestres, au point d’y fixer sa fin, d’en faire la raison et la règle de ses actions, c’est déchoir totalement des biens spirituels ; un tel désordre est exclu par les préceptes.
Cependant le renoncement total au monde n’est pas indispensable pour atteindre la fin en question, car on peut parvenir à la béatitude éternelle tout en usant des biens terrestres, pourvu qu’on n’en fasse pas sa fin. Mais on y parviendra avec plus de facilité si l’on renonce totalement aux biens de ce monde, et c’est pourquoi l’Évangile donne des conseils en ce sens.

Or les biens de ce monde, relatifs à la pratique de la vie humaine, se ramènent à trois : les richesses extérieures, les délices charnelles et les honneurs, respectivement liés à la convoitise des yeux, à la convoitise de la chair et à l’orgueil de la vie, que dénonce S. Jean (1 Jn 2, 16). Les conseils évangéliques comportent le renoncement total, autant qu’il est possible, à ces trois biens.

Sur ce triple renoncement se fonde aussi toute vie religieuse, par où l’on s’engage dans l’état de perfection, car on renonce

• aux richesses par la pauvreté,
• aux plaisirs de la chair par la chasteté perpétuelle,
• à l’orgueil de la vie par la servitude de l’obéissance.

Quand le Seigneur propose les conseils évangéliques, Il mentionne régulièrement, de la part du sujet, une disposition à les pratiquer. Ainsi,

• pour le conseil de pauvreté perpétuelle (Mt 19, 21) il dit d’abord : « Si tu veux être parfait », puis il ajoute : « Va et vends tout ce que tu possèdes. »
• De même, quand il donne ce conseil de chasteté perpétuelle : « Il y a des eunuques qui se sont rendus tels à cause du royaume de Dieu », Il ajoute tout de suite : « Que celui qui peut comprendre, comprenne » (Mt 19, 12).
• S. Paul dit aussi, après avoir conseillé la virginité : « Je dis cela dans votre intérêt, non pour vous tendre un piège » (1 Co 2, 35).

Le suivre, en effet, c’est L’imiter, mais c’est aussi obéir à Ses commandements, dans le sens où il disait : « Mes brebis entendent Ma voix et elles Me suivent » (Jn 10, 27).

8. La Grâce (Ia IIae 109-114)


 

IaIIae Q109 a. 1 : L’homme peut-il sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ?

 

L’homme peut sans la grâce et par lui-même, parvenir à la vérité. Connaître la vérité, c’est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en exercice.
Et donc, si parfaite qu’on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut passer à l’action sans être mue par Dieu. Bien plus, ce n’est pas seulement toute motion qui vient de Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle relève de Lui comme de l’acte premier.

De même, l’intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ! Ce sont ceux que nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d’autres objets intelligibles plus élevés, que l’intelligence ne peut connaître si elle n’est perfectionnée par une lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l’appelle lumière de grâce, parce qu’elle est surajoutée à la nature.
Mais il n’a pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d’une nouvelle illumination surajoutée à l’illumination naturelle ; c’est seulement dans les cas qui dépassent la connaissance naturelle, que ce besoin existe.
De là vient que la lumière naturelle innée dans l’âme est elle-même une illumination de Dieu par laquelle Il nous éclaire pour connaître les objets qui appartiennent à la connaissance naturelle. Pour cela, aucune autre illumination n’est requise, mais seulement pour les objets qui dépassent la connaissance naturelle. 

 

IaIIae Q109 a. 2 : L’homme peut-il sans la grâce de Dieu, vouloir et faire quelque chose de bien ?

 

Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en action, les hommes ne font absolument aucun bien.
Dans l’état de nature intègre, pour ce qui est de la forme dont procède l’opération, elle suffisait à rendre l’homme capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise ; mais non le bien qui dépasse la nature, auquel est ordonnée la vertu infuse.
Au contraire, dans l’état de nature corrompue, l’homme est impuissant, même en ce qui regarde sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le bien qui lui est proportionné. Il reste que l’homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien particulier comme bâtir des maisons, planter des vignes.

Ainsi donc, dans l’état de nature intègre, l’homme a besoin d’une vertu surajoutée à la vertu naturelle uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans l’état de nature corrompue, il en a besoin à un double titre : d’abord pour être guéri ; ensuite pour accomplir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. En outre, dans l’un comme dans l’autre état, l’homme a besoin du secours divin pour être mû à bien agir.

Il faut bien en venir finalement à un principe extérieur qui meut le libre arbitre de l’homme ; ce principe, supérieur à l’esprit humain, c’est Dieu, comme le prouve Aristote. C’est pourquoi l’esprit d’un homme sain n’a pas une telle maîtrise sur son acte qu’il n’ait besoin d’être mû par Dieu. A plus forte raison en est-il ainsi du libre arbitre de l’homme devenu infirme après le péché, car il est empêché d’accomplir le bien du fait de la corruption de la nature.

Pécher n’est pas autre chose que manquer au bien qui convient à la nature de chacun. Or, de même que la créature n’existe que par un autre et que, considérée en elle-même, elle est néant, de même a-t-elle besoin d’être conservée par un autre dans le bien qui convient à sa nature. Par elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout comme elle peut retourner au néant si elle n’est conservée par Dieu. Même le vrai, l’homme ne peut le connaître sans le secours divin.

 

IaIIae Q109 a. 3 : L’homme peut-il sans la grâce, aimer Dieu par-dessus toutes choses ?

 

L’homme pouvait, par ses seules forces naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-dessus tout. Or, aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l’homme, et aussi bien à toute créature, non seulement rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d’aimer qui convient à chaque créature.
Or, il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. Dieu fait converger toutes choses vers l’amour de lui-même.
Il faut donc conclure que l’homme, dans l’état de nature intègre, n’avait pas besoin, pour aimer Dieu naturellement par-dessus tout, du don d’une grâce surajoutée aux dons naturels, bien qu’il lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier moteur. Mais, dans l’état de nature corrompue, l’homme a besoin du secours de la grâce qui vient guérir la nature.

La charité est supérieure à la dilection naturelle de Dieu, en ce qu’elle comporte une certaine promptitude et délectation, comme il arrive pour tout habitus vertueux, si on le compare à l’acte bon issu de la simple raison naturelle dépourvue d’habitus.
Notre intelligence peut atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines choses qui sont au-dessus d’elle, comme c’est évident pour la connaissance naturelle de Dieu. Mais cela signifie que notre nature ne peut produire un acte qui dépasse les limites de sa puissance ; or tel n’est pas l’acte qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, puisque cet acte, nous venons de le dire, est naturel à toute créature.
Le suprême degré de l’amour est celui dont Dieu est aimé comme celui qui est lui-même notre béatitude.

 

IaIIae Q109 a. 4 : L’homme peut-il sans la grâce, observer les préceptes de la loi ?

 

 Il appartient à l’hérésie pélagienne « de croire que l’homme puisse, sans la grâce, observer tous les commandements divins ».

On peut accomplir les préceptes de la loi d’une double manière.

• D’abord en ce qui regarde la substance même de l’œuvre : par exemple s’il s’agit pour l’homme d’accomplir des œuvres de justice, de force ou de toute autre vertu.

– Sous ce rapport, l’homme, dans l’état de nature intègre, peut accomplir tous les préceptes de la loi. S’il n’en était pas ainsi, il n’aurait pas pu ne pas pécher, étant donné que le péché n’est autre chose que la transgression des préceptes divins.
– Mais, dans l’état de nature corrompue, l’homme ne peut observer tous les préceptes divins sans la grâce qui vient guérir la nature.

• Au second point de vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce qui regarde la substance même de l’œuvre, mais aussi quant à la manière de les accomplir, c’est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l’état de nature intègre ou de nature corrompue, l’homme est incapable, sans la grâce, d’observer les préceptes de la loi. Ajoutons que, dans les deux cas, l’homme a toujours besoin du secours de Dieu qui le meut à accomplir les préceptes.

Ce que nous ne pouvons faire qu’avec le secours divin ne nous est pas tout à fait impossible. Le précepte de l’amour de Dieu, l’homme ne peut pas l’accomplir par ses seules forces naturelles de la manière dont il est accompli par la charité.

 

IaIIae Q109 a. 5 : Sans la grâce, l’homme peut-il mériter la vie éternelle ?

 

La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle. Et s’il parle ainsi, c’est, dit la Glose, « pour nous faire comprendre que Dieu nous conduit à la vie éternelle par Sa miséricorde ». La vie éternelle est une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine.
C’est pourquoi l’homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des œuvres méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut nécessairement pour cela une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce. L’homme ne peut donc, sans la grâce, mériter la vie éternelle. Ce qu’il peut faire, ce sont des œuvres qui lui permettront d’atteindre quelque bien qui lui soit connaturel : ainsi il peut « cultiver son champ, boire, manger, avoir un ami » etc., dit S. Augustin dans sa troisième réponse contre les pélagiens.
L’homme, par sa volonté, fait des œuvres méritoires de la vie éternelle. Mais, comme le dit encore S. Augustin, il faut, pour cela, que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu. Pour observer les préceptes de la loi selon le mode requis qui rend méritoire leur observation, il faut la grâce. 

 

IaIIae Q109 a. 6 : L’homme peut-il sans la grâce, se préparer à la grâce ?

 

« Personne ne peut venir à moi si le Père qui M’a envoyé ne l’attire. » Mais si l’homme pouvait se préparer lui-même à la grâce, il n’aurait pas besoin d’y être attiré par un autre. C’est donc qu’il ne peut le faire sans le secours de la grâce.

Il y a une double préparation de la volonté au bien.

• L’une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l’œuvre méritoire.
• L’autre préparation s’entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne peut présupposer un autre don habituel dans l’âme, car on remonterait ainsi à l’infini. Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l’âme antérieurement ou lui inspire le propos du bien à faire.

Dieu étant la cause motrice absolument première, c’est sous Sa motion que toutes choses se portent vers Lui sous la raison générale de bien, selon laquelle chaque être tend à s’assimiler à Dieu à sa manière propre.
L’homme ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit de Dieu exerçant sur lui sa motion intérieure. Certes, la conversion de l’homme à Dieu se fait par le libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à l’homme de se tourner vers Dieu. Mais le libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu si Dieu ne le tourne vers lui, selon ce texte de Jérémie (31, 18) : « Fais-moi revenir et je reviendrai, car Vous êtes le Seigneur, mon Dieu » ; et dans les Lamentations (5, 21) : « Fais-nous revenir à Vous, Seigneur, et nous reviendrons. » L’homme ne peut rien faire s’il n’est mû par Dieu, selon S. Jean (15, 5) : « Sans Moi vous ne pouvez rien faire. »
C’est pourquoi, lorsqu’on dit que l’homme fait ce qui est en son pouvoir, on veut dire : en tant qu’il est mû par Dieu. Il appartient en effet à l’homme de préparer son âme, parce qu’il le fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l’aide de Dieu qui le meut et l’attire à Lui. 

 

IaIIae Q109 a. 7 : L’homme peut-il sans la grâce, se relever du péché ?

 

Le péché, comme le montre S. Jean Damascène est un acte qui va contre la nature. Si l’homme possède une nature qui puisse le justifier, il s’ensuit que la mort du Christ est vaine et sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut par lui-même être justifié, c’est-à-dire passer de l’état de péché à l’état de justice. D’aucune manière l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de la grâce. Car si l’acte du péché passe, la culpabilité demeure ; se relever du péché n’est pas la même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c’est, pour l’homme, restaurer en lui ce qu’il a perdu en péchant.

Or l’homme, par le péché, encourt un triple dommage : une souillure, la corruption de sa bonté naturelle, et une dette de peine.

• Il contracte une souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce.
• Sa bonté naturelle est corrompue car, sa volonté n’étant plus soumise à Dieu, il en résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre.
• Enfin, la dette de peine fait qu’en péchant mortellement il mérite la damnation éternelle.

Or il est manifeste que chacun de ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La beauté de la grâce provient du resplendissement de la divine lumière ; une telle beauté ne peut être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu, d’où la nécessité d’un don habituel qui est la lumière de grâce.
De même, l’ordre de la nature, qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu, ne peut être rétabli que si Dieu attire à lui la volonté de l’homme. Enfin la dette de peine éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l’offense a été commise et qui est le juge des hommes.

Pour que l’homme se relève du péché, le secours de la grâce est donc requis, à la fois sous forme de don habituel et sous forme de motion divine intérieure. L’homme reçoit la lumière de la grâce justifiante quand, par son libre arbitre mû par Dieu, il fait l’effort nécessaire pour sortir du péché.
Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir elle-même en ce qui lui est conforme et proportionné ; mais, en ce qui dépasse sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or, quand la nature humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve corrompue ; c’est pourquoi elle ne peut se rétablir elle-même, pas même en ce qui regarde son bien connaturel, et encore moins pour ce qui est du bien de la justice surnaturelle.

 

IaIIae Q109 a. 8 : L’homme peut-il sans la grâce, éviter le péché ?

 

Dans l’état de nature intègre, même sans la grâce habituelle, l’homme pouvait ne pas pécher, ni mortellement ni véniellement : car pécher n’est pas autre chose que s’écarter de ce qui est conforme à la nature, et cela, dans l’état d’intégrité, l’homme pouvait l’éviter. Il avait besoin cependant du secours de Dieu le conservant dans le bien, sans quoi la nature elle-même tomberait dans le néant.
Mais, dans l’état de nature corrompue, l’homme, pour s’abstenir entièrement du péché, a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Certes, dans cet état, l’homme peut éviter le péché mortel qui relève de la raison, mais il ne peut éviter tout péché véniel, à cause de la corruption de l’appétit inférieur et sensible.

Mais que son âme demeure longtemps sans péché mortel, cela n’est pas possible. Or, quand l’appétit inférieur n’est pas totalement soumis à la raison, il se produit inévitablement des mouvements désordonnés dans l’appétit sensible ; il en sera de même pour la raison de l’homme si elle n’est pas soumise à Dieu ; et de nombreux désordres se produiront dans les actes rationnels eux-mêmes. Mais parce qu’une telle réflexion n’est pas toujours possible pour l’homme, il ne peut demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa volonté détournée de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans l’ordre par la grâce. L’homme peut éviter chaque péché pris en particulier ; il ne peut cependant pas les éviter tous si ce n’est par la grâce. Et parce que c’est sa faute s’il ne se prépare pas à recevoir la grâce, il s’ensuit que le fait pour lui de ne pouvoir éviter le péché sans la grâce ne l’excuse pas du péché qu’il commet.

Maintenant encore, tout ce que l’homme veut lui est donné ; mais qu’il veuille le bien, cela lui vient du secours de la grâce. 

 

IaIIae Q109 a. 9 : Une fois qu’il a obtenu la grâce, l’homme peut-il par lui-même faire le bien et éviter le péché sans le secours d’une autre grâce ?

 

L’homme, fût-il pleinement justifié, ne peut vivre bien s’il n’est aidé par l’éternelle lumière de la justice divine. L’homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans la rectitude, d’un autre secours de grâce.

L’homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du secours de Dieu.

• Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature corrompue, et, l’ayant guérie, l’élève aussi jusqu’à lui faire accomplir des œuvres qui méritent la vie éternelle, car cela dépasse le pouvoir de sa nature.
• Selon un second mode, l’homme a besoin du secours de la grâce par laquelle Dieu le meut à agir.

Pour ce qui est du premier mode de secours, l’homme déjà en état de grâce n’a pas besoin d’une nouvelle grâce habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un secours de grâce par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux raisons :

• D’abord pour une raison générale, en ce sens qu’aucune créature ne peut produire un acte quelconque sinon en vertu de la motion divine.
• Ensuite, pour une raison spéciale, à cause de la condition dans laquelle se trouve la nature humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse dans sa partie spirituelle, il demeure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la rendent, comme dit S. Paul (Rm 7, 25) “asservie à la loi du péché”. Il reste aussi une certaine obscurité d’ignorance dans l’intelligence.

Toute créature a besoin en effet d’être conservée par Dieu dans le bien qu’elle a reçu de Lui. Même dans l’état de gloire, quand la grâce sera parvenue à sa pleine perfection, l’homme aura encore besoin du secours divin. Ici-bas, il est vrai, la grâce est de quelque manière imparfaite en ce sens qu’elle ne guérit pas totalement l’homme.

 

IaIIae Q109 a. 10 : L’homme en état de grâce peut-il par lui-même persévérer dans le bien ?

 

L’homme en état de grâce a besoin que la persévérance lui soit accordée par Dieu. Le mot persévérance peut avoir une triple signification :

• Quelquefois il signifie en un homme l’habitus par lequel il est disposé intérieurement à résister avec fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu ; en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux convoitises et aux délectations mauvaises, dit Aristote.
• En un autre sens, la persévérance désigne un habitus dont l’acte est le propos que forme un homme de persévérer jusqu’au bout dans le bien. Prise dans l’un et l’autre sens, la persévérance est infusée dans l’âme avec la grâce, comme la continence et les autres vertus.
• Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine continuation dans le bien jusqu’à la fin de la vie. Sous ce rapport l’homme en état de grâce n’a certes pas besoin pour persévérer d’une autre grâce habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et le protège contre les assauts de la tentation.

C’est pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme demande à Dieu le don de la persévérance, afin d’être préservé du mal jusqu’à la fin de sa vie. A beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu’il leur soit donné de persévérer dans la grâce.

Ainsi le don du Christ l’emporte sur la faute d’Adam. Pourtant, dans l’état d’innocence, l’homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans l’état présent, car il n’y avait en lui aucune rébellion de la chair contre l’esprit. Dieu est la vie de l’âme par mode de cause efficiente, mais l’âme est la vie du corps par mode de cause formelle.
La grâce, en tant qu’elle est une qualité, n’agit pas sur l’âme par manière de cause efficiente, mais par manière de cause formelle.
L’âme participe imparfaitement à la bonté divine, cette participation qu’est la grâce ne peut se trouver dans l’âme que sous un mode d’être inférieur à celui de l’âme elle-même qui subsiste en soi. La vertu est une disposition de l’être parfait. La lumière de la grâce, qui est participation de la nature divine est autre chose que les vertus infuses, lesquelles sont dérivées de cette lumière et ordonnées à elle.
Par la grâce nous sommes engendrés à nouveau et devenons fils de Dieu. De même en effet que la puissance intellectuelle de l’homme participe de la connaissance divine par la vertu de foi et que sa puissance volontaire participe de l’amour divin par la vertu de charité, de même la nature de l’âme humaine participe, selon une certaine similitude, de la nature divine par le moyen d’une régénération ou d’une création nouvelle.

L’Apôtre attribue à la grâce ces deux propriétés : de nous rendre agréables à Dieu (gratia gratum faciens – Gsf), et d’être gratuitement donnée (gratia gratis data – charisme).

Sous ce rapport il y aura donc une double grâce.

• L’une unira l’homme à Dieu : c’est la grâce qui le lui rend agréable (Grâce sanctifiante).
• L’autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d’un autre homme : c’est la grâce gratuitement donnée (charisme).

 

IaIIae Q111 a. 2 : La division de la grâce qui rend agréable à Dieu en grâce opérante et grâce coopérante

 

« Celui qui t’a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. » Dieu, par Sa coopération, achève en nous ce qu’Il commence par Son opération ; car Il commence en faisant en sorte, par Son opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commencés. On peut donc raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.

La grâce peut s’entendre en deux sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don habituel divinement infusé en nous. En l’un et l’autre sens il convient de diviser la grâce en opérante et coopérante.

• La production d’une œuvre en effet ne s’attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès lors, quand notre esprit est mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur, l’opération doit être attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante.
• Mais s’il s’agit d’une œuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l’opération ne devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l’âme ; on parlera alors de grâce coopérante.

Or il y a en nous deux sortes d’actes.

• D’abord l’acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la volonté est à l’égard de Dieu dans la relation de ce qui est mû à celui qui le meut : surtout s’il s’agit pour la volonté de commencer à vouloir le bien alors qu’elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce par laquelle Dieu meut l’esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.
• Mais il y a aussi l’acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l’impulsion de la volonté, il en résulte que là l’opération est attribuée à la volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu nous aide, tant intérieurement, affermissant la volonté pour qu’elle le veuille jusqu’au bout, qu’extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas, est appelé grâce coopérante.

Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous consentons, par un mouvement de notre libre arbitre, à l’action divine qui nous justifie. Mais ce mouvement n’est pas cause de la grâce ; il en est l’effet. C’est pourquoi toute l’oeuvre de notre justification relève de la grâce. Or l’homme, par la grâce opérante, est aidé par Dieu à vouloir le bien. Une fois cette fin fixée, la grâce coopère ensuite avec nous pour nous la faire atteindre.

La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais elle se diversifie par ses effets. Or la grâce produit en nous cinq effets :

• elle guérit l’âme ;
• elle lui fait vouloir le bien ;
• elle le lui fait accomplir efficacement ;
• elle la fait persévérer dans le bien ;
• elle la fait parvenir à la gloire.

La grâce prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans cette guérison ; elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous glorifier.

• Premièrement, il faut que l’homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin de pouvoir en instruire les autres.
• Deuxièmement, il faut qu’il puisse confirmer ou prouver ce qu’il dit, sans quoi son enseignement ne sera pas efficace.
• Troisièmement, il faut qu’il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le contenu de sa pensée. 

 

IaIIae Q111 a. 5 : Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuitement donnée

 

C’est donc que cette grâce (Grâce sanctifiante) est plus noble que la grâce gratuitement donnée (charisme). Une vertu est d’autant plus excellente qu’elle est ordonnée à un bien plus élevé ; et la fin est toujours plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à Dieu ordonne immédiatement l’homme à l’union avec la fin ultime. Les grâces gratuitement données au contraire ne sont pour l’homme que des préparations à atteindre la fin ultime ; en effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour les hommes comme des invitations à rejoindre la fin ultime. Voilà pourquoi la grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gratuitement donnée.

Or la grâce gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l’Église, qui est l’ordre ecclésial ; la grâce qui rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct de l’ensemble, qui est Dieu Lui-même. Mais, par la grâce gratuitement donnée, l’homme ne peut produire dans un autre l’union à Dieu, c’est l’oeuvre de la grâce qui rend agréable à Dieu. Or le don de la grâce dépasse la perfection de toute nature créée, n’étant autre chose qu’une certaine participation de la nature divine qui transcende toute autre nature. Dans la personne du Christ, l’humanité cause notre salut par la grâce sous l’action de la vertu divine qui est l’agent principal. Ainsi en est-il des sacrements de la nouvelle loi qui dérivent du Christ : ils causent la grâce instrumentalement par la vertu du Saint-Esprit qui agit en eux à titre d’agent principal. 

 

IaIIae Q112 a. 2 : Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez celui qui reçoit la grâce ?

 

« Préparez vos coeurs au Seigneur. »

• La grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne peut exister dans une matière si celle-ci ne s’y trouve disposée.
• Mais si nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce rapport aucune préparation préalable au secours divin n’est requise de la part de l’homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l’homme a nécessairement pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens, le bon mouvement lui-même du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir le don de la grâce, est un acte du libre arbitre mû par Dieu. Mais c’est à Dieu principalement qu’il appartient de mouvoir le libre arbitre, selon que « la volonté de l’homme est préparée par Dieu » (Pr 8, 35 Vg) ; et, dans le Psaume (37, 23), que « le Seigneur dirige les pas de l’homme ».

Il y a une préparation de l’homme à recevoir la grâce, qui coïncide avec l’infusion même de la grâce. Cette préparation est méritoire, non pas de la grâce qui est déjà possédée, mais de la gloire qui n’est pas encore acquise.
Il y a une autre préparation à la grâce, imparfaite celle-là, mais qui parfois précède le don de la grâce sanctifiante, et qui s’accomplit néanmoins sous la motion de Dieu. Une telle préparation n’est pas méritoire puisque l’homme n’a pas encore été justifié par la grâce ; car il ne peut y avoir de mérite sans la grâce.

L’homme ne peut se préparer à la grâce sans que Dieu le prévienne et le meuve au bien. C’est ce qui est arrivé à S. Paul : subitement, alors qu’il s’enfonçait dans le péché, son cœur a été mû parfaitement par Dieu ; ayant entendu, il a compris et il s’est rendu, et c’est pourquoi il a reçu aussitôt la grâce. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce dans une âme, aucune préparation n’est requise sinon celle qu’Il produit Lui-même.

 

IaIIae Q112 a. 3 : Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce ?

 

L’argile, si bien préparée qu’elle soit, ne reçoit pas nécessairement forme de la part du potier. Donc l’homme, quelle que soit sa préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce. La préparation de l’homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut et du libre arbitre qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous un double aspect :

• Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement nécessaire l’obtention de la grâce, car le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute préparation dont l’homme est capable.
• Comme ce à quoi tendait la motion divine, par contre, elle revêt un caractère de nécessité : nécessité qui n’est pas de contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu entend produire ne saurait faire défaut, selon cette parole de S. Augustin : « C’est très certainement que sont libérés ceux que par grâce Dieu libère. »

Par conséquent si l’intention de Dieu quand il meut le cœur de l’homme est que cet homme reçoive la grâce, il ne peut manquer de la recevoir. Quand la grâce nous fait défaut, c’est en nous qu’il faut en chercher la cause première ; quand elle nous est donnée, sa première cause vient de Dieu. 

 

IaIIae Q112 a. 4 : La grâce est-elle égale en tous ?

 

Tous n’ont pas une grâce égale. Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne comporte pas le plus ou le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n’est autre que le souverain bien, Dieu, auquel elle unit l’homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce peut comporter du plus ou du moins, suivant que l’un est illuminé plus parfaitement que l’autre par la lumière de la grâce. Une des raisons de cette diversité vient de la manière dont on se prépare à la grâce, car celui qui s’y prépare mieux reçoit une grâce plus abondante.

Ce n’est pourtant pas la raison première, car la préparation à la grâce n’appartient pas à l’homme sinon en tant que Dieu prépare son libre arbitre. C’est pourquoi la première cause de cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les dons de sa grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de l’Église ; de même qu’Il a établi les divers degrés des êtres pour la perfection de l’univers.

• A considérer l’acte lui-même de prendre soin, qui est simple et uniforme, Dieu prend soin également de tous, car c’est par un acte unique et simple qu’Il dispense Ses plus grands et Ses moindres bienfaits.
• Mais si on considère les biens qu’Il dispense aux créatures dont Il prend soin, là on découvre l’inégalité car la providence de Dieu octroie aux uns de plus grands dons qu’aux autres.

Et il est bien vrai qu’une grâce ne peut être plus grande en ceci qu’elle ordonnerait celui qui la reçoit à un bien plus grand ; mais bien en ceci qu’elle ordonne à une participation plus ou moins grande au même bien. L’homme participe à la vie de la grâce sous un mode accidentel, et c’est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.
Cet effet du divin amour en nous, qui est enlevé par le péché, c’est la grâce qui rend l’homme digne de la vie éternelle et qui exclut le péché mortel. Voilà pourquoi la rémission du péché ne saurait se comprendre sans l’infusion de la grâce. Donc personne ne vient à Dieu par la grâce de la justification sans un mouvement de son libre arbitre. Or il appartient en propre à la nature de l’homme de posséder le libre arbitre. C’est pourquoi, en celui qui a l’usage de son libre arbitre, la motion de Dieu vers l’état de justice ne se produit pas sans qu’il y ait un mouvement de ce même arbitre ; mais, dans le temps même où Dieu infuse le don de la grâce sanctifiante, il meut le libre arbitre à accepter ce don, du moins chez ceux qui sont capables de recevoir une telle motion. Un mouvement du libre arbitre, selon lequel l’esprit de l’homme est mû par Dieu, est nécessaire à la justification de l’impie. Or Dieu meut l’âme de l’homme en la tournant vers Lui, ainsi qu’il est dit dans le Psaume (85, 5) : « Ô Dieu, en nous tournant vers Vous, Vous nous donnerez la vie. »

La justification de l’impie requiert donc un mouvement par lequel l’esprit est tourné vers Dieu. Mais la première conversion vers Dieu se fait par la foi, selon l’épître aux Hébreux (11, 6) : « Celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’Il existe. » Le mouvement de la foi est donc nécessaire à la justification.

Le mouvement de la foi n’est parfait que s’il est informé par la charité. C’est pourquoi dans la justification de l’impie, en même temps qu’un mouvement de foi il y a aussi un mouvement de charité. Par la connaissance naturelle, l’homme ne se tourne pas vers Dieu comme vers l’objet de sa béatitude et la cause de sa justification ; une telle connaissance ne suffit donc pas à justifier l’homme. Quant au don de sagesse, il présuppose la connaissance de foi, c’est « une impiété d’attendre de Dieu une moitié de pardon ».

Il faut donc que dans la justification de l’impie il y ait un double mouvement du libre arbitre : l’un de désir par lequel il tend vers la justice de Dieu, l’autre de détestation du péché. C’est pourquoi, de même qu’il appartient à la charité d’aimer Dieu, de même lui revient-il de détester le péché qui sépare l’âme de Dieu.

On compte quatre composantes de la justification de l’impie :

• l’infusion de la grâce,
• le mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi,
• le mouvement du libre arbitre contre le péché,
• la rémission de la faute.

Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification est méritoire. Il faut donc qu’il procède de la grâce, sans laquelle il n’y a pas de mérite pour infuser la grâce dans une âme, Dieu n’a pas besoin d’autre disposition que celle qu’Il produit Lui-même. Mais cette disposition suffisant à la réception de la grâce, tantôt Il la produit d’un seul coup, tantôt Il ne la produit que peu à peu et progressivement.

Dans la justification de l’impie, le libre arbitre déteste le péché et en même temps se tourne vers Dieu ; ainsi en est-il du corps qui, en quittant un lieu, accède à un autre. Les quatre éléments requis pour la justification sont réalisés en même temps.

• L’élément qui est premier, c’est l’infusion de la grâce ;
• le deuxième élément, c’est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ;
• le troisième, c’est le mouvement du libre arbitre contre le péché ;
• le quatrième, c’est la rémission de la faute.

C’est pourquoi, dans l’ordre naturel des choses,

• ce qui est premier dans la justification de l’impie, c’est l’infusion de la grâce ;
• ce qui vient en deuxième, c’est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ;
• en troisième lieu vient le mouvement du libre arbitre contre le péché (celui qui est justifié en effet déteste le péché parce qu’il est contre Dieu ; il s’ensuit que le mouvement du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement du libre arbitre contre le péché, puisqu’il en est la cause et le motif) ;
• enfin ce qui est quatrième et dernier, c’est la rémission de la faute, à laquelle est ordonnée comme à sa fin toute la transformation opérée.

 

IaIIae Q113 a. 9 : La justification de l’impie est-elle la plus grande oeuvre de Dieu ?

 

« C’est une oeuvre plus grande de faire d’un pécheur un juste, que de créer le ciel et la terre. » S. Augustin, après avoir écrit : « C’est une œuvre plus grande de faire d’un pécheur un juste que de créer le ciel et la terre », ajoute : « Le ciel et la terre passeront, mais le salut et la justification des prédestinés demeureront à jamais. »

Il faut pourtant savoir que, lorsqu’on parle de grandeur, on peut l’entendre de deux façons :

• Au sens d’une grandeur prise absolument, et, sous ce rapport, le don de la gloire est plus grand que le don de la grâce justifiant l’impie.
• Ou bien au sens d’une grandeur relative et proportionnelle : c’est ainsi qu’on dira d’une montagne qu’elle est petite, et d’un grain de millet qu’il est gros. De ce point de vue, le don de la grâce qui justifie l’impie est plus grand que le don de la gloire qui béatifie le juste car, par rapport à ce dont il était digne, le châtiment, le don de la grâce justifiante fait à l’impie est incomparablement plus grand que le don de la gloire fait au juste, qui en avait été rendu digne par sa justification.

C’est pourquoi S. Augustin peut écrire : « Décide qui pourra si la création des anges dans la justice est une œuvre plus grande que la justification des impies. En tous cas, si de part et d’autre, la puissance est la même, il y a, dans la justification de l’impie, une plus grande miséricorde.» La justification de l’impie n’est pas un miracle, car l’âme, par nature, est capable de grâce, ainsi que le remarque S. Augustin : “Du fait même qu’elle a été créée à l’image de Dieu, l’âme est capable de Dieu par la grâce Or il est évident qu’entre Dieu et l’homme, il y a le maximum d’inégalité, car entre eux il y a une distance infinie, et tout le bien qui appartient à l’homme vient de Dieu. De l’homme à Dieu, il ne peut donc y avoir une justice supposant une égalité absolue, mais seulement une certaine justice proportionnelle, en ce sens que l’un et l’autre agissent selon le mode d’action qui leur est propre. Or le mode et la mesure des puissances d’activité de l’homme lui sont donnés par Dieu. C’est pourquoi le mérite de l’homme auprès de Dieu ne peut se concevoir qu’en présupposant l’ordination divine ; ce qui signifie que l’homme, par son opération, obtiendra de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu Lui-même a ordonné la faculté par laquelle il opère.

Ainsi en est-il des réalités naturelles qui, par leurs mouvements et leurs opérations, atteignent ce à quoi Dieu les a ordonnées. Il y a une différence cependant, car la créature rationnelle se meut elle-même à l’action par le moyen de son libre arbitre, ce qui fait que son action a raison de mérite, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour les autres créatures. Son mérite dépendait de la préordination divine. Or nul acte n’est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté dont il procède ; car il est établi par la Providence divine que nul être n’agit au-delà de son pouvoir. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion avec le pouvoir de la nature créée, car elle transcende même sa connaissance et son désir, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 2, 9) : « Nous annonçons ce que l’oeil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au coeur de l’homme. »
Voilà pourquoi aucune nature créée n’est principe suffisant de l’acte méritoire de la vie éternelle, tant qu’elle n’a pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu’on appelle la grâce.

Si maintenant nous parlons de l’homme dans l’état de chute, un second motif s’ajoute au premier, et c’est l’obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu, qui exclut de la vie éternelle, ainsi que nous l’avons montré précédemment. Personne, en état de péché, ne peut mériter la vie éternelle s’il n’est réconcilié d’abord avec Dieu, et sa faute pardonnée, ce qui est l’œuvre de la grâce.
Mais la vie éternelle est accordée par Dieu d’après un jugement de justice. Si nous parlons de l’œuvre méritoire en tant qu’elle procède de la grâce du Saint-Esprit, alors c’est de plein droit qu’elle est méritoire de la vie éternelle. La grâce du Saint-Esprit telle qu’elle est en nous présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement : comme la semence de l’arbre qui a en elle de quoi produire l’arbre tout entier. Et pareillement par la grâce habite en l’homme le Saint-Esprit, qui est la cause suffisante de la vie éternelle ; c’est pourquoi l’Apôtre l’appelle “les arrhes de notre héritage” la vie éternelle consiste dans la jouissance de Dieu. « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. » En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà reçue ; la rétribution est en effet le résultat de l’oeuvre accomplie ; la grâce au contraire est le principe en nous de toute oeuvre bonne.
Dieu donne Sa grâce seulement à ceux qui en sont dignes, non pas qu’ils soient dignes avant de recevoir la grâce, mais parce que Dieu, « qui seul donne la pureté à ceux qui furent conçus dans l’impureté » (Jb 14, 4 Vg), les rend dignes par le moyen de la grâce.

Mais on peut mériter pour un autre la première grâce d’un mérite de convenance. La foi des autres peut procurer à un individu le salut par mérite de convenance, non par mérite de justice. L’efficacité de la prière s’appuie sur la miséricorde ; le mérite rigoureux s’appuie sur la justice. La prière tire son efficacité de la miséricorde, le mérite de plein droit de la justice, selon cette parole de Daniel (9, 18) : « Ce n’est pas en raison de nos œuvres justes que nous répandons devant Vous nos supplications, mais en raison de Vos grandes miséricordes. » Personne ne peut mériter d’avance son relèvement, ni par un mérite de plein droit, ni par un mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend essentiellement de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché qui a suivi.

Mais les justes ne s’appuient pas sur la justice à la manière du mérite ; ils font seulement appel à la miséricorde. Il faut donc dire que n’importe quel acte de charité est méritoire absolument de la vie éternelle. Mais, par le péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite précédent, qui empêche celui-ci de produire son effet. Aussi est-il clair que la persévérance dans la gloire, qui est au terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance d’ici-bas ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine, laquelle est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le bienfait de la persévérance, chaque fois qu’Il l’accorde.

Même ce que nous ne méritons pas, nous pouvons l’obtenir par la prière. Car Dieu écoute les pécheurs quand ils demandent pardon pour leurs fautes, et pourtant ils ne méritent pas ce pardon. Les biens temporels si on les considère comme favorisant l’accomplissement des oeuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie éternelle, ils sont objet de mérite directement et absolument, au même titre que l’accroissement de la grâce et tout ce qui permet à l’homme de parvenir à la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes justes Dieu distribue biens et maux temporels autant qu’il leur est expédient pour parvenir à la vie éternelle. Les maux temporels sont un châtiment pour les impies, parce qu’ils n’y trouvent aucun secours pour gagner la vie éternelle. Pour les justes au contraire qui y trouvent une aide, ces maux ne sont pas des châtiments, mais plutôt des remèdes.   

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