Notre intention est dans cet ouvrage d’exposer ce qui concerne la religion chrétienne de la façon la plus convenable à la formation des débutants. En effet,
• la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre,
• elle eût coûté beaucoup de temps,
• et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs.
De la connaissance d’une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme, puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, si l’on voulait que ce salut fût procuré aux hommes d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par une révélation divine. Pour toutes ces raisons, il était nécessaire qu’il y eût, en plus des disciplines philosophiques, œuvres de la raison, une doctrine sacrée, acquise par révélation.
Les autres sciences sont appelées les servantes de la théologie. La moindre connaissance touchant les choses les plus hautes est plus désirable qu’une science très certaine des choses moindres. Toutefois la doctrine sacrée utilise aussi la raison humaine, non point certes pour prouver la foi, ce qui serait en abolir le mérite, mais pour mettre en lumière certaines autres choses que cette doctrine enseigne. Donc, puisque la grâce ne détruit pas la nature, mais la parfait, c’est un devoir, pour la raison naturelle, de servir la foi, tout comme l’inclination naturelle de la volonté obéit à la charité.
S. Grégoire dit : « L’Écriture sainte, par la manière même dont elle s’exprime, dépasse toutes les sciences ; car, dans un seul et même discours, tout en racontant un fait, elle livre un mystère. »
• La première signification, celle par laquelle les mots signifient certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral.
• La signification par laquelle les choses signifiées par les mots signifient encore d’autres choses, c’est ce qu’on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le suppose.
À son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet, dit l’Apôtre (He 7, 19), la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle elle-même, ajoute Denys, est une figure de la gloire à venir ; en outre, dans la loi nouvelle, ce qui a lieu dans le chef est le signe de ce que nous-mêmes devons faire.
• Donc, lorsque les réalités de la loi ancienne signifient celles de la loi nouvelle, on a le sens allégorique ;
• quand les choses réalisées dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe de ce que nous devons faire, on a le sens moral ;
• pour autant, enfin que ces mêmes choses signifient ce qui existe dans la gloire éternelle, on a le sens anagogique.
Il n’y a pas d’obstacle à dire, à la suite de S. Augustin, que selon le sens littéral, même dans une seule “lettre” de l’Écriture, il y a plusieurs sens. Il n’y aura pas non plus de confusion dans l’Écriture, car tous les sens sont fondés sur l’unique sens littéral, et l’on ne pourra argumenter qu’à partir de lui, à l’exclusion des sens allégoriques. Rien cependant ne sera perdu de l’Ecriture sainte, car rien de nécessaire à la foi n’est contenu dans le sens spirituel sans que l’Écriture nous le livre clairement ailleurs, par le sens littéral. Quand, en effet, l’Écriture parle du bras de Dieu, le sens littéral n’est pas qu’il y ait en Dieu un bras corporel, mais ce qui est signifié par ce membre, à savoir une puissance active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de l’Écriture, il ne peut jamais y avoir de fausseté.
Dieu est son être même. Mais comme nous ne connaissons pas l’essence de Dieu, cette proposition n’est pas évidente pour nous ; elle a besoin d’être démontrée par ce qui est mieux connu de nous, même si cela est, par nature, moins connu, à savoir par les œuvres de Dieu.
L’Apôtre dit (Rm 1, 20) : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’intelligence par le moyen de ses œuvres. » Mais cela ne serait pas si, par ses œuvres, on ne pouvait démontrer l’existence même de Dieu ; car la première chose à connaître au sujet d’un être, c’est qu’il existe.
Dieu Lui-même dit (Ex 3, 14) : « Je suis Celui qui suis. » Que Dieu existe, on peut prendre cinq voies pour le prouver.
• La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évident, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout ce qui se meut est mû par un autre. Mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte. Or il n’est pas possible que le même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en acte et en puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c’est-à-dire qu’il se meuve lui-même. Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est mue elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre encore.
Or, on ne peut ainsi continuer à l’infini. Donc il est nécessaire de parvenir à un moteur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde comprend que c’est Dieu.
• La seconde voie part de la notion de cause efficiente. Nous constatons, à observer les choses sensibles, qu’il y a un ordre entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se trouve pas et qui n’est pas possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible.
Or, il n’est pas possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes efficientes. Il faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une cause efficiente première, que tous appellent Dieu.
• La troisième voie se prend du possible et du nécessaire (contingence), et la voici. Parmi les choses, nous en trouvons qui peuvent être et ne pas être. Donc, tous les êtres ne sont pas seulement possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est nécessaire, ou bien tire sa nécessité d’ailleurs, ou bien non.
Et il n’est pas possible d’aller à l’infini dans la série des nécessaires ayant une cause de leur nécessité, pas plus que pour les causes efficientes, comme on vient de le prouver. On est donc contraint d’affirmer l’existence d’un Être nécessaire par lui-même, qui ne tire pas d’ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l’on trouve hors de lui, et que tous appellent Dieu.
• La quatrième voie procède des degrés que l’on trouve dans les choses. On voit en effet dans les choses du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai, du plus ou moins noble, etc. Il y a donc quelque chose qui est souverainement vrai, souverainement bon, souverainement noble, et par conséquent aussi souverainement être.
Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d’être, de bonté et de toute perfection. C’est lui que nous appelons Dieu.
• La cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d’une fin ; il est donc clair que ce n’est pas par hasard, mais en vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être connaissant et intelligent, comme la flèche par l’archer.
Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu.
arg. 1 : Si Dieu existait, il n’y aurait plus de mal. Or l’on trouve du mal dans le monde. Donc Dieu n’existe pas.
ad 1. A l’objection du mal, S. Augustin répond : « Dieu, souverainement bon, ne permettrait aucunement que quelque mal s’introduise dans Ses oeuvres, s’Il n’était tellement puissant et bon que du mal même Il puisse faire du bien. » C’est donc à l’infinie bonté de Dieu que se rattache sa volonté de permettre des maux pour en tirer des biens. Puisque la nature ne peut agir en vue d’une fin déterminée que si elle est dirigée par un agent supérieur, on doit nécessairement faire remonter jusqu’à Dieu, première cause, cela même que la nature réalise. Et de la même manière, les effets d’une libre décision humaine doivent être rapportés au-delà de la raison ou de la volonté humaine, à une cause plus élevée.
Dieu est l’être même subsistant par soi : il suit de là nécessairement qu’il y a en Lui toute la perfection de l’acte d’être. Il suit de là que la perfection d’aucun étant ne fait défaut à Dieu. La similitude que l’on reconnaît entre Dieu et la créature ne consiste pas en la communauté d’une forme semblable selon la perfection générique et spécifique, mais selon la proportion, Dieu étant par essence, les autres par participation. On dit pourtant que les choses sont loin de Dieu en raison d’une dissimilitude de nature ou de grâce, comme Lui-même est au-dessus de tout par l’excellence de Sa nature.
L’agent n’agit qu’en vue d’une fin rien n’est attiré que par ce qui lui est semblable. Ce qui est attirant par soi, c’est donc l’être. Le bon est communicatif de soi. Tout agent fait ce qui lui ressemble en cela même par quoi il est agent.
Dieu est d’une manière générale en toutes choses par Sa présence, Sa puissance et Sa substance ; pourtant, il est dit présent chez certains d’une présence intime et familière par sa grâce. Il y a deux manières dont on dit que Dieu est dans une chose :
• d’abord comme cause efficiente, et de la sorte il est dans tout ce qu’il a créé ;
• ensuite, comme l’objet d’une opération est en celui qui opère, ce qui est propre aux opérations de l’âme, où l’objet connu est dans le sujet connaissant, l’objet désiré dans celui qui le désire.
Dieu est spécialement dans la créature raisonnable, lorsqu’elle Le connaît et L’aime, en acte ou par habitus. Et parce que la créature raisonnable a cela par grâce, c’est de cette façon que Dieu est dit être dans les saints par la grâce.
Mais comment il est dans les autres créatures, il faut l’examiner par comparaison avec ce qui se passe dans les choses humaines.
• Ainsi, on dit d’un roi qu’il est dans tout son royaume, à savoir par sa puissance, bien qu’il ne soit pas présent partout.
• Mais par sa présence quelqu’un est dit être dans toutes les choses placées sous son regard, comme, dans une maison, tout ce qui s’y trouve est présent à celui qui l’habite, bien qu’il ne soit pas substantiellement dans toutes les parties de la maison.
• Enfin, selon la substance ou l’essence, quelqu’un est dans le lieu où sa substance se trouve.
Or, certains, les manichéens, ont prétendu qu’à la puissance divine sont soumises toutes les créatures spirituelles et incorporelles, mais que les créatures visibles et corporelles sont soumises au pouvoir du principe contraire. Contre ceux-là il faut dire que Dieu est en toutes choses par sa puissance.
D’autres, admettant que tout est soumis à la puissance divine, ne consentaient pourtant pas à étendre la providence de Dieu jusqu’aux humbles réalités corporelles. Ce sont eux qui parlent ainsi au livre de Job (22, 14 Vg) : « Il circule au pourtour des cieux et ne s’occupe pas de nos affaires. » Contre ceux-là il était nécessaire de dire que Dieu est en toutes choses par sa présence.
Enfin d’autres encore, en accordant que tout relève de la Providence, ont prétendu que tout n’a pas été créé par Dieu immédiatement, mais seulement les premières créatures, lesquelles ont créé les autres. Contre ces derniers, il faut dire que Dieu est en tout être par son essence.
• Ainsi donc, Dieu est en tout par Sa puissance, parce que tout est soumis à Son pouvoir.
• Il est en tout par présence, parce que tout est à découvert et comme à nu devant Ses yeux.
• Il est en tout par essence, parce qu’Il est présent à toutes choses comme cause universelle de leur être.
Sa substance est présente à tous les êtres comme la cause de leur existence. Les choses sont en Dieu plutôt que Dieu n’est dans les choses. En dehors de la grâce, nulle perfection surajoutée à la substance ne fait que Dieu soit en quelqu’un comme objet connu et aimé ; par conséquent la grâce seule détermine une manière singulière dont Dieu est dans les choses.
L’éternité est la possession toute à la fois et parfaite d’une vie sans terme. Or, le temps n’est autre chose que « le nombre du mouvement selon l’ordre de l’avant et de l’après ».
Toute chose, comme elle conserve son être, conserve aussi son unité. Le nombre étant la multitude mesurée par l’un, l’intellect créé peut ainsi être proportionné à Dieu pour le connaître.
Il est impossible qu’un intellect créé, par ses facultés naturelles, voie l’essence de Dieu. Car la connaissance consiste en ce que le connu est dans le connaissant. Or, le connu est dans le connaissant selon son mode à lui. Ainsi la connaissance, pour chaque connaissant, est conforme au mode d’être qui convient à sa nature. Donc, si le mode d’existence d’une chose connaissable surpasse le mode d’être que le connaissant tient de sa nature, il faut que la connaissance de cette chose soit au-dessus des facultés naturelles de ce connaissant.
Nulle créature n’est son être, mais a un être participé. Donc l’intellect créé ne peut voir Dieu dans Son essence que si Dieu, par Sa grâce, s’unit à cet intellect comme intelligible pour lui.
S. Augustin : « Malheureux, mon Dieu, l’homme qui connaît toutes ces choses (les créatures) et cependant Vous ignore ! Bienheureux celui qui Vous connaît, ignorât-il tout le reste ! Mais qui connaît à la fois Vous et toutes choses n’est pas plus heureux à cause de ces choses ; il est bienheureux à cause de Vous seul. »
La nature divine n’est pas communicable, sinon par mode de participation de ressemblance. L’immatérialité d’un être est ce qui fait qu’il soit doué de connaissance, et son degré de connaissance se mesure à son immatérialité. Comme Dieu est au sommet de l’immatérialité, Il est en conséquence au sommet de la connaissance.
Mais le mal n’est pas connaissable par lui-même ; car ce qui caractérise le mal, c’est d’être privation du bien ; et ainsi il ne peut être défini ni connu, si ce n’est par l’intermédiaire du bien.
L’intellect spéculatif est la considération de la vérité. Le vrai étant dans l’intelligence selon que celle-ci se conforme à la chose connue, il est nécessaire que la raison formelle de vrai passe à la chose par dérivation, de sorte que cette dernière soit dite vraie elle aussi en tant qu’elle est en rapport avec l’intelligence.
La vérité est l’adéquation entre la chose et l’intelligence : la conformité de l’intellect et de la chose. Il en résulte que connaître une telle conformité, c’est connaître la vérité. Il en résulte que, comme le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. Toutefois, de même que le bien ajoute à l’être la raison formelle d’attirance, de même le vrai ajoute à l’être un rapport à l’intelligence. L’intelligence est toujours droite, si l’on entend par “intelligence” la saisie des premiers principes. Aussi, de même que toute privation est fondée sur un sujet qui est un étant, ainsi tout mal est fondé sur quelque bien, et tout faux sur quelque vrai. Tout agent, pour autant qu’il est en acte et achevé, produit son semblable.
Le Psaume (115, 3) dit : « Tout ce que Dieu veut, Il le fait. » Il est nécessaire que la volonté de Dieu soit toujours accomplie. Si un sujet peut bien, par sa défaillance, manquer d’une forme particulière, toutefois, à l’égard de la forme universelle, rien ne peut être manquant. Quelque chose, en effet, peut bien se produire qui échappe à l’ordre de quelque cause agente particulière ; mais non pas à l’ordre d’une cause universelle, sous l’action de laquelle toutes les causes particulières sont comprises. Parce que, si quelque cause particulière manque son effet, cela vient de l’empêchement que lui apporte une autre cause particulière, qui rentre dans l’ordre de la cause universelle. L’effet ne peut donc en aucune manière se soustraire à l’ordination posée par la cause universelle.
Donc, puisque la volonté de Dieu est cause universelle à l’égard de toutes choses, il est impossible que la volonté de Dieu n’obtienne pas son effet. C’est pourquoi, ce qui semble s’écarter de la divine volonté dans un certain ordre y retombe dans un autre. Le pécheur, par exemple, autant qu’il est en lui, s’éloigne de la divine volonté en faisant le mal ; mais il rentre dans l’ordre de cette volonté par le châtiment que lui inflige la justice.
arg. 1. « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité. » Mais cela ne se passe pas ainsi. Donc la volonté de Dieu ne s’accomplit pas toujours.
ad 1. Ce texte se comprend de la volonté antécédente, non de la volonté conséquente. Cette distinction ne se prend pas du côté de la volonté divine elle-même, dans laquelle il n’y a ni avant ni après, mais du côté des choses voulues. Aussi pourra t-on dire d’un juge épris de justice : de volonté antécédente il veut que tout homme vive ; mais de volonté conséquente il veut que l’assassin soit pendu. Par conséquent on peut dire que le juge épris de justice veut purement et simplement que l’assassin soit pendu ; mais sous un certain aspect il voudrait qu’il vive, en tant qu’il est un homme ; ce qu’on peut appeler une velléité plutôt qu’une volonté absolue. Cela fait bien voir que tout ce que Dieu veut de façon absolue se réalise, bien que ce qu’il veut de volonté antécédente ne se réalise pas.
Semblablement, Dieu veut de volonté antécédente que tous les hommes soient sauvés ; mais de volonté conséquente Il veut que quelques-uns soient damnés, comme Sa justice l’exige.
Toutes les choses bonnes qui sont faites, Dieu veut qu’elles soient faites. Donc, si Sa volonté rend nécessaires les choses qu’Il veut, il s’ensuit que toutes les choses adviennent nécessairement. De la sorte périssent le libre arbitre, la délibération et tout ce qui s’ensuit.
La volonté divine rend nécessaires certaines choses qu’elle veut, mais non pas toutes. Les choses que Dieu produit par des causes nécessaires sont nécessaires ; celles qu’il produit par des causes contingentes sont contingentes.
Or nulle défaillance de la cause seconde ne peut empêcher la volonté de Dieu de produire son effet. S’il y a des choses auxquelles la volonté divine confère la nécessité, et d’autres auxquelles elle ne la confère pas, cela provient de l’efficacité de cette volonté. Donc, comme la volonté divine est parfaitement efficace, il s’ensuit que, non seulement les choses qu’elle veut sont faites, mais qu’elles se font de la manière qu’Il veut.
Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres, de façon contingente, afin qu’il y ait un ordre dans les choses, pour la perfection de l’univers. C’est pourquoi Il a préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent défaillir, et d’où proviennent nécessairement les effets ; et pour d’autres effets Il a préparé des causes défectibles, dont les effets se produisent d’une manière contingente. Ainsi donc, ce n’est pas parce que leurs causes prochaines sont contingentes que des effets voulus par Dieu arrivent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils arrivent de façon contingente qu’Il leur a préparé des causes contingentes.
Du fait que rien ne résiste à la volonté de Dieu, il s’ensuit non seulement que se réalise ce que Dieu veut, mais aussi que cela se réalise de façon contingente ou nécessaire, selon qu’Il l’a voulu ainsi. Les choses qui sont produites par la volonté de Dieu ont la sorte de nécessité que Dieu veut pour elles : c’est-à-dire ou une nécessité absolue, ou une nécessité conditionnelle seulement. Ainsi, toutes les choses ne sont pas nécessaires absolument.
Ce n’est pas par la volonté de Dieu qu’un homme devient vil. Donc Dieu ne veut pas le mal. Il est donc impossible qu’une chose mauvaise, en tant que telle, soit attirante : un mal peut devenir attirant par accident, en tant qu’il résulte d’une chose bonne. Or, le mal qui est lié à un bien est la privation d’un autre bien. Jamais donc le mal n’attirerait l’appétit, même accidentellement, si le bien auquel est lié le mal n’attirait pas davantage que le bien dont le mal est la privation.
En conséquence le mal de faute qui prive la créature de son ordination au bien, Dieu ne le veut en aucune manière. Mais le mal qui est une déficience de la nature, ou le mal de peine, Dieu le veut en voulant quelque bien auquel est lié un tel mal. Par exemple, en voulant la justice, Il veut la peine du coupable, et en voulant que soit gardé l’ordre de nature, Il veut que par un effet de nature certains êtres soient détruits.
Si le mal est ordonné au bien, ce n’est pas par lui-même, c’est par accident. En effet, il n’est pas dans l’intention du pécheur qu’un bien sorte de son péché, les tyrans ne se proposaient pas de faire briller la patience des martyrs. Le mal ne concourt à la perfection et à la beauté de l’univers que par accident. Dieu, en effet, ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni qu’elles ne soient pas faites, mais Il veut permettre qu’elles soient faites.
Ce qui est tel par soi est toujours antérieur à ce qui ne l’est que par autre chose. Dieu aime les pécheurs en tant qu’ils sont des natures déterminées et qu’ils sont par Lui. Mais en tant qu’ils sont pécheurs, ils ne sont pas, ils manquent à l’être, et en eux cela n’est pas de Dieu : c’est pourquoi, sous ce rapport, ils sont haïs par Dieu.
Dieu aime certains êtres plus que d’autres. Car, puisque l’amour de Dieu est cause de la bonté des choses, ainsi qu’on vient de le dire, une chose ne serait pas meilleure qu’une autre, si Dieu ne voulait pas un bien plus grand pour elle que pour une autre. Il administre toutes choses avec une égale sagesse et une égale bonté.
Si Dieu a pris la nature humaine, ce n’est pas qu’absolument parlant Il aimât l’homme davantage, c’est parce que le besoin de l’homme était plus grand. C’est ainsi qu’un bon père de famille dépense davantage pour son serviteur malade que pour son fils bien portant.
La vie active, signifiée par Pierre, aime Dieu plus que ne le fait la vie contemplative, figurée par Jean, en ceci qu’elle éprouve davantage les contraintes de cette vie et qu’elle aspire plus ardemment à en être délivrée pour aller à Dieu. Mais Dieu aime davantage la vie contemplative, puisqu’Il en prolonge la durée au-delà de cette vie corporelle, où s’achève la vie active. Dans un combat, le chef aime mieux le soldat qui, ayant fui et s’étant ressaisi, presse avec force l’ennemi, que celui qui n’a jamais fui, mais n’a jamais non plus agi avec force. On doit reconnaître la vraie justice de Dieu en ce qu’Il attribue à tous les êtres ce qui leur convient selon la dignité de chacun, conservant la nature de chaque être à sa place et dans sa propre valeur. Dieu accomplit la justice, quand Il donne à chacun ce qui lui est dû selon ce que comporte sa nature et sa condition.
« Lorsque Vous punissez les méchants, c’est justice, parce que cela convient à leurs mérites ; mais quand Vous les épargnez c’est justice, parce que cela s’accorde à Votre bonté ». La miséricorde ne supprime pas la justice, mais est en quelque sorte une plénitude de justice. C’est donc le plan même selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin qu’on nomme en Dieu “providence”.
Il est dit de la Sagesse divine (Sg 8, 1, Vg) : « Elle atteint avec force d’une extrémité du monde à l’autre et dispose tout avec douceur. » Toutes les choses sont soumises à la providence, non seulement dans l’universalité de leur nature, mais dans leur singularité. Et en voici la preuve : puisque tout agent agit en vue d’une fin, l’ordination des effets à la fin doit s’étendre aussi loin que s’étend la causalité du premier agent. Or la causalité de Dieu, qui est l’agent premier, s’étend à tous les étants, non seulement quant à leurs éléments spécifiques, mais aussi quant à leurs caractères d’individus, et aussi bien à ceux des choses incorruptibles qu’à ceux des choses corruptibles.
Il est donc nécessaire que toutes les choses, d’une manière ou d’une autre, soient ordonnées par Dieu à une fin, selon l’Apôtre (Rm 13, 1) : « Les choses faites par Dieu sont ordonnées. » Donc, comme la providence de Dieu n’est autre chose que le plan de l’ordination des choses à leur fin, il est nécessaire que toutes choses, pour autant qu’elles participent à l’être, soient soumises, dans cette mesure même, à la providence divine. Il est nécessaire que toutes choses soient soumises à l’ordre conçu par lui de même que tous les objets fabriqués sont soumis à l’ordre conçu par l’artisan.
À l’ordre d’une cause particulière un effet peut échapper ; mais rien à l’ordre de la cause universelle. Comme toutes les causes particulières sont sous l’emprise de la cause universelle, il est impossible qu’un effet échappe à l’ordre de celle-ci. Donc, lorsqu’un effet se soustrait à l’ordre de quelque cause particulière, on le dit casuel ou fortuit par rapport à cette cause particulière ; mais par rapport à la cause universelle, à l’ordre de laquelle il ne peut échapper, on dit qu’il est prévu, au sens de “projeté”.
Il en va autrement de celui qui a la charge d’un bien particulier, et de celui qui pourvoit à un tout universel. Le premier exclut autant qu’il le peut tout défaut de ce qui est soumis à sa vigilance ; tandis que le second permet qu’il arrive quelque défaillance dans une partie, pour ne pas empêcher le bien du tout.
C’est pourquoi les destructions et les défaillances qui se constatent dans les choses de la nature sont considérées comme contraires à telle nature particulière ; mais elles n’en sont pas moins dans l’intention de la nature universelle, en tant que le mal de l’un tourne au bien de l’autre ou au bien de tout l’univers. Car la destruction de l’un est toujours la génération de l’autre, génération par laquelle l’espèce se conserve.
Donc, puisque Dieu est le Pourvoyeur de l’étant dans son universalité, il appartient à Sa providence de permettre certains défauts à l’égard de telles choses particulières, afin que le bien parfait de l’univers ne soit pas empêché. S’Il s’opposait à tous les maux, beaucoup de biens feraient défaut à Son œuvre entière. Sans la mort de beaucoup d’animaux, la vie du lion serait impossible, et la patience des martyrs n’existerait pas sans la persécution des tyrans. Aussi S. Augustin écrit-il : « Le Dieu tout puissant ne permettrait en aucune manière qu’un quelconque mal s’introduise dans Ses œuvres, s’Il n’était assez puissant et assez bon pour tirer du bien du mal lui-même. »
Mais l’acte même du libre arbitre se ramenant à Dieu comme à sa cause, il est nécessaire que les œuvres du libre arbitre soient soumises à la providence. Car la providence de l’homme est sous l’emprise de la providence de Dieu, comme une cause particulière sous celle de la cause universelle. Quant aux hommes justes, Dieu exerce à leur égard la providence d’une façon plus excellente qu’envers les impies, en ce qu’Il ne permet pas qu’il arrive quoi que ce soit contre eux qui compromette finalement leur salut ; car « pour ceux qui aiment Dieu, tout coopère à leur bien », dit l’Apôtre (Rm 8, 28). Mais du fait qu’il ne retire pas les impies du mal 9 moral, on dit qu’Il les abandonne. Mais ce n’est pas qu’ils soient exclus en tout de Sa providence, car ils retomberaient au néant s’ils n’étaient conservés par Sa providence.
Parce que la créature raisonnable a, par le libre arbitre, la maîtrise de ses actes, elle est soumise à la providence d’une façon spéciale, en ce qu’on lui impute ses actes à mérite ou à faute, et qu’elle reçoit en retour la récompense ou le châtiment.
La providence comprend deux moments : le plan de l’ordination des choses à leur fin, et la mise en œuvre de ce plan, qu’on appelle le gouvernement.
• Pour ce qui est du premier, Dieu par Sa providence, s’occupe de toutes les choses, car Il a dans Son intelligence la représentation de toutes les choses, même les plus petites, et quelques causes qu’Il ait attribuées aux divers effets, c’est Lui qui leur a donné la vertu de les produire.
• C’est au second moment que la providence divine use d’intermédiaires, car Dieu gouverne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que Sa providence soit en défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-mêmes la dignité de cause.
La providence divine impose la nécessité à certaines choses ; mais non pas à toutes. Il appartient en effet à la providence d’ordonner les choses à leur fin. Or, après la bonté divine qui est la fin transcendante, le premier des biens immanents aux choses mêmes est la perfection de l’univers, perfection qui n’existerait pas si tous les degrés de l’être ne se rencontraient pas dans les choses. Il appartient donc à la providence divine de produire tous les degrés des étants. Et c’est pourquoi à certains effets elle a préparé des causes nécessaires afin qu’ils se produisent nécessairement, et à certains autres des causes contingentes pour qu’ils arrivent de façon contingente, selon la condition des causes prochaines.
On trouve dans Malachie (1, 23) : « J’ai aimé Jacob ; mais j’ai haï Esaü. » Dieu réprouve certains. La prédestination est une part de la providence. Or il appartient à la providence de permettre quelque défaillance dans les choses qui lui sont soumises.
Aussi, puisque les hommes sont ordonnés à la vie éternelle par la providence divine, il appartient également à la providence de permettre que certains manquent cette fin, et c’est cela qu’on appelle réprouver. Donc, de même que la prédestination est une part de la providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. Car de même que la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de damnation pour cette faute.
Dieu aime tous les hommes et même toutes Ses créatures, en ce sens qu’Il veut du bien à toutes. Mais Il ne veut pas tout bien à toutes. Donc, en tant qu’il ne veut pas pour certains ce bien qu’est la vie éternelle, on dit qu’Il les a en haine ou qu’Il les réprouve. La réprobation n’est pas cause de ce qui lui correspond dans le présent, à savoir la faute ; elle est cause du délaissement par Dieu. Mais elle est cause de la sanction future, à savoir la peine éternelle. La faute, elle, provient du libre arbitre chez celui qui est réprouvé et que la grâce délaisse. Et ainsi se vérifie le mot du prophète : « Ta perdition vient de toi, Israël. »
Lorsque l’on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce, il faut l’entendre d’une impossibilité non pas absolue, mais conditionnée ; s’il est nécessaire que le prédestiné soit sauvé, c’est d’une nécessité conditionnée, qui ne supprime pas le libre arbitre. Aussi, bien que l’homme réprouvé par Dieu ne puisse obtenir la grâce, cependant, le fait qu’il tombe dans tel péché ou dans un autre, cela provient de son libre arbitre, et c’est donc à juste titre qu’il en est jugé coupable.
La prédestination, comme on l’a dit, fait partie de la providence. En nous le choix précède l’amour. En Dieu c’est l’inverse. Tous les prédestinés sont élus et aimés. Dieu veut le salut de tous les hommes par Sa volonté antécédente.
Tite (3, 5) : « Il nous a sauvés, non à cause des oeuvres de justice que nous faisions, mais selon Sa miséricorde. » Or, de même qu’Il nous a sauvés, Il nous a prédestinés à être sauvés. Donc la prévision des mérites n’est pas la raison ou la cause de la prédestination.
On ne peut assigner de cause à la volonté divine en ce qui concerne l’acte de vouloir, mais on peut lui assigner une cause à l’égard des choses voulues, en tant que Dieu veut qu’une chose soit à cause d’une autre. Personne n’a donc été assez insensé pour dire que les mérites fussent cause de la prédestination quant à l’acte même de celui qui prédestine.
Il y a ces paroles de l’Apôtre (2 Co 3, 5 Vg) : « Nous ne sommes pas capables par nous-mêmes de penser quoi que ce soit qui vienne de nous-mêmes. » Or, on ne peut trouver aucun principe qui soit antérieur à la pensée.
Ce qui vient de la grâce est un effet de la prédestination ; il n’y a pas lieu de distinguer ainsi ce qui vient du libre arbitre et ce qui vient de la prédestination, de même que l’effet de la cause première et celui de la cause seconde. La providence divine produit ses effets par l’opération des causes secondes de sorte que cela même que réalise le libre arbitre vient de la prédestination.
Ainsi nous pouvons dire : Dieu a préordonné de donner à quelqu’un la gloire à cause de ses mérites ; et Il a préordonné de donner à quelqu’un la grâce afin qu’il mérite la gloire. Quoi que ce soit qui se trouve dans l’homme et l’ordonne au salut, tout cela est compris sous l’effet de la prédestination, même la préparation à la grâce ; car cela non plus n’a pas lieu autrement que par le secours divin, selon ce mot de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Fais-nous revenir à Vous, Seigneur, et nous reviendrons. » De ce point de vue pourtant, la prédestination, quant à ses effets, a pour raison la bonté divine.
La raison de la prédestination, considérée dans son effet global, c’est la bonté divine. C’est dans la bonté divine elle-même qu’on peut trouver la raison de la prédestination de certains et de la réprobation des autres. Dieu a tout fait pour Sa bonté, afin que celle-ci soit représentée dans les choses. Or il est nécessaire que la bonté divine, une et simple en elle-même, soit représentée dans les choses sous des formes diverses, parce que l’être créé ne peut atteindre à la simplicité divine.
De là vient que pour l’achèvement de l’univers sont requis divers ordres de choses, dont les unes tiennent un haut rang et d’autres un rang infime dans cet univers. Et afin que la diversité des degrés se maintienne, Dieu permet que certains maux se produisent, pour éviter que beaucoup de biens ne se trouvent empêchés.
Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour certains qu’Il a prédestinés, faire apparaître Sa bonté sous la forme de la miséricorde qui pardonne ; et pour d’autres qu’Il réprouve, sous la forme de la justice qui punit. Telle est la raison pour laquelle Dieu choisit certains et réprouve les autres. C’est cette cause qu’assigne l’Apôtre en disant (Rm 9, 22, 23) : « Dieu, vou11 lant manifester Sa colère » (c’est-à-dire la vindicte de sa justice) « et faire connaître Sa puissance, a supporté » (c’est-à-dire a permis) « avec une grande patience des vases de colère, méritant la perdition, afin de montrer les richesses de Sa gloire à l’égard des vases de miséricorde qu’Il a d’avance préparés pour la gloire ».
Pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire et pourquoi Il réprouve ceux-là, il n’y en a pas d’autre raison que la volonté divine. C’est ce qui faire dire à S. Augustin : « Pourquoi attire-t-Il celui-ci et non celui-là, gardez-vous de vouloir en juger, si vous ne voulez pas vous égarer. » Mais pourquoi telle partie de matière est sous telle forme, et telle partie sous telle autre, cela ne dépend que de la volonté divine. C’est ainsi qu’il dépend de la seule volonté de l’architecte que cette pierre-ci soit en cet endroit du mur, et cette autre ailleurs, bien qu’il entre dans le plan de l’art que certaines pierres soient ici, et d’autres là.
Et pourtant, il n’y a pas d’injustice chez Dieu, s’Il réserve des dons inégaux à des êtres qui ne le sont pas. Cela ne heurterait la raison de justice que si l’effet de la prédestination était conféré comme un dû, au lieu de l’être comme une grâce. Là où l’on donne par grâce, chacun peut à son gré donner ce qu’il veut, plus ou moins, pourvu qu’il ne refuse à personne son dû ; cela sans préjudice de la justice. C’est ce que dit le père de famille de la parabole (Mt 20, 14, 15) : « Prends ce qui te revient et va t’en ; ne m’est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux ? »
C’est ainsi que les hommes ont été substitués aux anges déchus, et les païens aux Juifs. Mais bien rares, parmi les humains, sont ceux qui parviennent à une science profonde des choses intelligibles. Donc, puisque la béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de Dieu, excède le niveau commun de la nature, surtout parce que cette nature a été privée de la grâce par la corruption du péché originel, il y a peu d’hommes sauvés. Et en cela même apparaît souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains êtres à un salut que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente commune de la nature.
Dans la prédestination il y a deux choses : la préordination divine, et son effet.
• Quant à la première, la prédestination n’est nullement influencée par les prières des saints ; car ce n’est pas grâce aux prières des saints que quelqu’un est prédestiné par Dieu.
• Mais quant à la seconde, on peut dire que la prédestination est aidée par les prières des saints et par les autres bonnes oeuvres ; parce que la providence, dont la prédestination fait partie, ne supprime pas les causes secondes ; elle pourvoit à ses effets de telle manière que même l’ordre des causes secondes est soumis à cette providence. Donc, de même que les effets naturels sont organisés de telle sorte que les causes naturelles s’y ordonnent, car sans elles ces effets ne se produiraient pas ; de même le salut d’un homme est prédestiné par Dieu de telle sorte que le plan de la prédestination englobe tout ce qui favorise le salut de l’homme : ses propres prières, ou celles des autres, ou d’autres bonnes oeuvres sans lesquelles il n’obtient pas le salut. Il faut donc que les prédestinés s’efforcent de bien agir et de prier, puisque c’est par ce moyen que l’effet de la prédestination se réalise avec certitude.
La prédestination n’est pas aidée par les prières des saints quant à la préordination. Nous sommes les coopérateurs de Dieu. C’est Dieu qui veut se servir des causes intermédiaires afin de ménager dans les choses la beauté de l’ordre, et aussi afin de communiquer aux créatures la dignité d’être causes. Il y en a qui sont ordonnés, par la grâce, qui est en eux, à recevoir la vie éternelle, mais ils en déchoient par le péché mortel.
Donc ceux qui sont ordonnés à posséder la vie éternelle par la prédestination divine sont inscrits purement et simplement au livre de vie ; car ils y sont inscrits comme devant posséder la vie éternelle en elle-même. Et ceux-là ne sont jamais effacés du livre de vie.
Mais ceux qui sont ordonnés à recevoir la vie éternelle, non par la prédestination divine, mais seulement par la grâce, sont dits inscrits au livre de vie non purement et simplement, mais d’une certaine façon ; car ils y sont inscrits comme devant recevoir la vie éternelle non en elle-même, mais dans sa cause.
Et ceux-là peuvent être effacés du livre de vie. Non pas que cette radiation ait rapport à la connaissance de Dieu, comme si Dieu prévoyait d’abord quelque chose et ensuite l’ignorait ; mais elle a rapport à la chose connue ; car Dieu sait que tel homme est d’abord destiné à la vie éternelle et qu’ensuite il n’y est plus ordonné, ayant perdu la grâce.
Recouvrant la grâce, l’homme est à nouveau ordonné par elle à la vie éternelle. La toute-puissance de Dieu se montre surtout en pardonnant et en faisant miséricorde parce que cela montre que Dieu a le pouvoir suprême, puisqu’Il pardonne librement les péchés ; car celui qui est astreint à la loi d’un être supérieur ne peut librement pardonner les péchés.
« Dieu, qui peut tout, ne peut pas faire d’une femme déflorée une femme qui ne l’ait pas été. » Pour la même raison, il ne peut donc pas faire de tout autre événement passé un événement qui ne se soit pas passé. Ce qui implique contradiction ne tombe pas sous la toute-puissance de Dieu. Donc, que les choses passées n’aient pas été, cela n’est pas soumis à la puissance divine.
L’humanité du Christ, du fait qu’elle est unie à Dieu ; la béatitude créée, du fait qu’elle est jouissance de Dieu ; et la bienheureuse Vierge, du fait qu’elle est Mère de Dieu, ont en quelque sorte une dignité infinie, dérivée du bien infini qu’est Dieu. Sous ce rapport rien ne peut être fait de meilleur qu’eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu.
Puisque les Personnes divines se distinguent par leurs relations d’origine, l’ordre de notre exposé est tout tracé : nous aurons à considérer 1° l’origine ou procession ; 2° les relations d’origine ; 3° les Personnes.
Il y a en Dieu :
• Une substance : Les Personnes sont consubstantielles (contre Arius : «trois substances, NSJC est une créature»).
• Deux processions : – celle de l’Intelligence, qui est la Génération du Verbe de Dieu – celle de la Volonté, qui est la Spiration du Saint Esprit, spiration d’amour.
• Trois Personnes (contre Sabellius : « une substance et une Personne »).
• Quatre Relations : Paternité – Filiation – Procession – Spiration ;
• Cinq Notions : Paternité – Filiation – Spiration commune – Procession – Innascibilité.
Si en Dieu il n’y a réellement ni paternité, ni filiation, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement Père, ni Fils ; Il ne l’est que par considération de notre esprit. Or c’est là l’hérésie de Sabellius. De là vient que la relation aux créatures n’est pas réelle en Dieu. En revanche, la relation à Dieu est réelle dans les créatures ; car celles-ci sont soumises à l’ordre divin, et il est intrinsèque à leur nature de dépendre de Dieu. Les trois relations de paternité, filiation et procession sont qualifiées de “propriétés personnelles”, comme constituant les personnes : la paternité est la personne du Père, la filiation est la personne du Fils, la procession est la personne du Saint-Esprit.
Quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie : « Nulle part, dit S. Augustin, l’erreur n’est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus fructueuse. » La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l’unité d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes. C’est par le moyen de la foi qu’on parvient à la connaissance, et non inversement. En ces matières, quelqu’un peut avoir une opinion fausse sans risque d’hérésie, avant de se rendre compte ou avant qu’il soit défini que pareille position entraîne une conséquence contraire à la foi, surtout s’il n’y met pas d’opiniâtreté. Mais une fois qu’il est devenu manifeste, et surtout une fois que l’Église a défini que cette position entraîne une conséquence contraire à la foi, l’erreur en cette matière n’est plus exempte d’hérésie.
De là vient que beaucoup d’opinions sont maintenant tenues pour hérétiques, qui ne l’étaient pas précédemment. Mais celui qui, en cette matière, soutiendrait une opinion fausse en se rendant compte qu’elle entraîne une conséquence contraire à la foi, tomberait dans le péché d’hérésie.
Quand l’intellect est parvenu à atteindre sa forme ou perfection, qui est la vérité, il ne “cogite” plus, il contemple parfaitement la vérité. La divinité de la Sainte Trinité est l’image d’après laquelle l’homme a été façonné. Pour signifier cette imperfection de l’image, dans le cas de l’homme, on ne dit pas sans nuances qu’il est l’image de Dieu, mais qu’il est “à l’image” de Dieu ; cette construction marque l’effort d’une tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire, on ne peut pas dire qu’Il soit “à l’image” du Père : Il en est la parfaite image. Une Personne divine ne peut être possédée que par la créature raisonnable unie à Dieu.
Les autres créatures peuvent bien être mues par une Personne divine : cela ne leur confère pas le pouvoir de jouir de cette divine Personne, ni d’user de son effet. Mais la créature raisonnable obtient parfois ce privilège, lorsqu’elle se met à participer du Verbe divin et de l’Amour qui procède, jusqu’à pouvoir librement connaître Dieu en vérité et l’aimer parfaitement. Donc la créature raisonnable peut seule posséder une personne divine.
Lorsqu’il s’agit de Dieu, on doit éviter tout ce qui peut être occasion d’erreur pour la foi ; S. Jérôme l’a bien dit : des formules insuffisamment pesées font encourir l’hérésie. De même donc que nous recourons aux analogies du vestige et de l’image, découvertes dans les créatures, pour manifester les Personnes divines, de même aussi nous recourons aux attributs essentiels. Manifester ainsi les Personnes au moyen des attributs essentiels, c’est ce qu’on nomme appropriation.
La beauté requiert trois conditions : l’intégrité ou perfection : les choses tronquées sont laides par là même, puis les proportions voulues ou harmonie ; enfin l’éclat : des choses qui ont de brillantes couleurs, on dit volontiers qu’elles sont belles.
La puissance évoque un principe. Par là elle s’apparente au Père céleste, principe de toute la déité. Au contraire, elle fait parfois défaut chez les pères de la terre, en raison de leur vieillesse. La sagesse s’apparente au Fils qui est dans les cieux, car il est le Verbe, c’est-à-dire le concept de la sagesse.
Mais elle fait parfois défaut chez les fils d’ici-bas, par manque d’expérience. Quant à la bonté, motif et objet d’amour, elle s’apparente à l’Esprit divin, qui est l’Amour.
Les personnes sont les relations subsistantes mêmes. Boèce : « La personne est “la substance individuelle de nature raisonnable”. » Il faut donc que le Père, en engendrant le Fils, au lieu de Lui transmettre une portion de Sa nature, la Lui communique tout entière et ne se distingue de Lui que par une pure relation d’origine, Une pluralité sans ordre est une confusion. Or, il n’y a pas de confusion dans les Personnes divines. Il y a donc là un ordre.
S. Augustin dit que « le Saint-Esprit procède temporellement pour sanctifier la créature. » Or, la mission est une procession temporelle. Et puisqu’il n’y a sanctification de la créature que par la grâce qui rend agréable à Dieu, il s’ensuit qu’il n’y a de mission d’une Personne divine que par la grâce sanctifiante. On dit qu’une Personne divine est “envoyée”, en tant qu’elle existe en quelqu’un d’une manière nouvelle ; elle est “donnée”, en tant qu’elle est possédée par quelqu’un. Or ni l’un ni l’autre n’a lieu sinon en raison de la grâce sanctifiante.
Il y a en effet pour Dieu une manière commune d’exister en toutes choses par Son essence, Sa puissance et Sa présence ; il y est ainsi comme la cause dans les effets qui participent de Sa bonté.
Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la créature raisonnable : on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l’aimé dans l’aimant. Et parce qu’en le connaissant et aimant, la créature raisonnable atteint par son opération jusqu’à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non seulement Dieu est dans la créature raisonnable, mais encore qu’Il habite en elle comme dans son temple.
Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n’y a pas d’autre effet qui puisse être la raison d’un nouveau mode de présence de la Personne divine dans la créature raisonnable. Et c’est seulement en raison de la grâce sanctifiante qu’il y a mission et procession temporelle de la Personne divine.
On dit que nous “possédons” cela seulement dont nous pouvons librement jouir Or, on n’a pouvoir de jouir d’une Personne divine qu’en raison de la grâce sanctifiante. Cependant, dans le don même de la grâce sanctifiante, c’est le Saint-Esprit que l’on possède et qui habite l’homme. Aussi est-ce le Saint-Esprit Lui-même qui est donné et envoyé.
Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable pour la mettre en état, non seulement d’user librement du don créé, mais encore de jouir de la Personne divine elle-même. C’est donc bien en raison de la grâce sanctifiante qu’il y a mission invisible ; et pourtant la Personne divine elle-même nous est donnée.
La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la Personne divine ; c’est ce que signifie notre formule : « Le Saint-Esprit est donné en raison de la grâce. » Cependant, ce don même qu’est la grâce provient du Saint-Esprit ; et c’est ce qu’exprime S. Paul, lorsqu’il dit que « l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit ». Il est vrai que nous pouvons connaître le Fils par certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante ; cependant ces autres effets ne suffisent pas pour qu’iI habite en nous, et que nous Le possédions.
Par la grâce sanctifiante, c’est toute la Trinité qui habite l’âme, selon ce qui est écrit en S. Jean (14, 23) : « Nous viendrons à Lui et nous ferons en Lui notre demeure. » Or, dire qu’une Personne divine est envoyée à quelqu’un par la grâce invisible, c’est signifier un mode nouveau d’habitation de cette Personne, et l’origine qu’elle tient d’une autre. Puisque ces deux conditions : habiter l’âme par la grâce, et procéder d’un autre, conviennent également au Fils et au Saint-Esprit, concluons qu’il convient à tous deux d’être envoyés invisiblement. Quant au Père, il Lui appartient sans doute d’habiter l’âme par la grâce, mais non pas d’être d’un autre, ni par suite d’être envoyé.
Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-ci, en tant qu’Amour, a le caractère du premier don. Cependant, certains dons, considérés selon leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils : tous ceux précisément qui se rattachent à l’intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit ainsi : « Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu’on Le connaît et Le perçoit. »
La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Aussi pour qu’il y ait mission d’une Personne divine à l’âme par la grâce, il faut que l’âme soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque don de grâce. Il ne s’ensuit pas, d’ailleurs, que l’homme donne le Saint-Esprit, puisqu’il ne peut pas causer l’effet de grâce.
Dieu est l’être même subsistant par soi ; l’être subsistant ne peut être qu’unique. Tous les êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent de l’être. Il est donc nécessaire que tous les êtres qui se diversifient selon qu’ils participent diversement de l’être, si bien qu’ils ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument parfait. Mais il n’appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d’agir pour acquérir une fin ; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divines. Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.
Tout agent agit en vue d’une fin. Créer c’est faire quelque chose de rien. Tout agent produit un être semblable à lui. Dieu est la cause suffisante du monde : cause finale en raison de Sa bonté ; cause exemplaire en raison de Sa sagesse ; cause efficiente en raison de Sa puissance. Il n’est donc pas nécessaire que le monde ait toujours existé et on ne peut pas le prouver de manière démonstrative. Donc la nouveauté du monde ne nous est connue que par la révélation et on ne peut l’établir par démonstration. Aussi, que le monde ait commencé, est objet de foi, non de démonstration ou de savoir.
Aussi faut-il dire que la distinction entre les choses ainsi que leur multiplicité proviennent de l’intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu produit les choses dans l’être pour communiquer Sa bonté aux créatures, bonté qu’elles doivent représenter. Et parce qu’une seule créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, Il a produit des créatures multiples et diverses, afin que ce qui manque à l’une pour représenter la bonté divine soit suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la simplicité et de l’uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la division dans les créatures.
Par conséquent l’univers entier participe de la bonté divine et la représente plus parfaitement que toute créature quelle qu’elle soit. Et c’est parce que la distinction entre les créatures a pour cause la sagesse divine, que Moïse l’attribue au Verbe de Dieu, dessein de Sa sagesse. Donc, de même que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la perfection de l’univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l’univers ne serait point parfait si l’on ne trouvait dans les êtres qu’un seul degré de bonté.
Le bien est tout ce qui est désirable. Ainsi le mal, qui est une différence constitutive en matière morale, est un certain bien joint à la privation d’un autre bien. Par exemple, la fin que se propose l’homme intempérant n’est pas de perdre le bien de la raison ; c’est de jouir d’un bien sensible en dehors de l’ordre de la raison.
Le mal n’agit et n’est désiré qu’en raison du bien qui lui est adjoint « Dieu est si puissant qu’Il peut faire sortir le bien du mal ». De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés si Dieu ne permettait que se produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si l’air n’était pas détruit ; la vie du lion ne serait pas assurée si l’âne ne pouvait être tué ; et on ne ferait l’éloge ni de la justice qui punit, ni de la patience qui souffre, s’il n’y avait pas l’iniquité d’un persécuteur.
Le mal ne peut entièrement épuiser le bien. Le mal ne peut détruire complètement le bien. Pour s’en convaincre, il faut observer qu’il y a trois sortes de bien.
• La première est totalement détruite par le mal ; c’est le bien opposé au mal : ainsi la lumière est totalement détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité.
• La deuxième n’est ni totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui : ainsi, du fait des ténèbres, rien de la substance de l’air n’est diminué.
• Enfin, la troisième sorte de bien est diminuée par le mal, sans être complètement détruite : c’est l’aptitude du sujet à son acte.
Si les dispositions adverses peuvent être indéfiniment multipliées, l’aptitude en question peut être elle-même indéfiniment diminuée ou affaiblie ; mais elle ne serait jamais totalement détruite ; car elle demeure dans sa racine, qui est la substance du sujet.
De même, si l’on interposait indéfiniment des corps opaques entre le soleil et l’air, celui-ci verra indéfiniment diminuer sa capacité de recevoir la lumière ; mais il ne la perdrait nullement, puisqu’il est translucide par nature. De même on pourrait ajouter indéfiniment péchés sur péchés, et ainsi affaiblir de plus en plus l’aptitude de l’âme à la grâce ; car les péchés sont comme des obstacles interposés entre nous et Dieu, selon la parole d’Isaïe (59, 2) : « Nos iniquités ont mis une séparation entre nous et Dieu. » Cependant, ils ne détruisent pas totalement cette aptitude, car elle tient à la nature de l’âme. Le bien opposé au mal est totalement aboli par le mal ; mais il n’en est pas de même des autres biens.
Le mal est la privation du bien, et non sa simple négation. Tout manque n’est donc pas un mal, mais seulement le manque d’un bien qu’on doit avoir par nature. Ce n’est pas un mal pour la pierre de n’avoir pas la vue ; c’en est un seulement pour l’animal ; car il n’est pas conforme à la nature de la pierre de posséder la vue. Puisque la faute consiste dans un acte désordonné de la volonté, et la peine dans la privation de l’un des biens que la volonté utilise, on voit que la faute a raison de mal plus que la peine. Dieu est l’auteur du mal de peine et non du mal de faute.
Dieu n’est pas l’auteur du mal, car il n’est pas cause que l’on tende au non-être. Le mal qui vient d’une déficience dans l’action a toujours pour cause le défaut de l’agent. Or, en Dieu, il n’y a aucun défaut, mais une perfection souveraine. Par conséquent, Dieu n’est pas responsable du mal de l’action qui est causé par une déficience de l’agent. En revanche, le mal qui consiste dans la destruction de certaines choses se ramène à Dieu comme à sa cause, et cela se voit clairement dans le domaine de la nature comme dans celui de la volonté.
Or, il est évident que la forme que Dieu se propose principalement dans les choses créées, c’est le bien de l’univers. Et l’ordre de l’univers requiert que certains êtres puissent défaillir et parfois défaillent. De telle sorte que Dieu, en causant le bien de l’ordre universel, cause aussi, par voie de conséquence et pour ainsi dire par accident, la corruption de certains êtres, conformément à ces paroles de l’Écriture (1 S 2, 6) : « C’est le Seigneur qui fait mourir et qui fait vivre. »
A l’ordre de l’univers se ramène également l’ordre de la justice, d’après lequel un châtiment doit être infligé aux pécheurs. On peut donc dire que Dieu est l’auteur de ce mal qu’est la peine, mais non du mal qu’est la faute. Tout ce qu’il y a d’être et d’action dans une action mauvaise, remonte à Dieu comme à sa cause ; mais ce qu’il y a là de défaillant n’est pas causé par Dieu ; c’est l’effet de la cause seconde qui défaille.
Le naufrage du navire est attribué au pilote comme cause parce qu’il a omis de faire ce qui était nécessaire au salut du navire. Mais Dieu ne manque jamais de réaliser ce qui est nécessaire au salut.
Le souverain bien est cause de tout l’être. Il ne peut donc pas y avoir de principe opposé à lui, qui soit cause des maux. Il n’y a pas de premier principe des maux, comme il y a un premier principe des biens.
Rien ne peut être le mal par essence, puisque en tant qu’être, est bon, et que le mal ne se trouve que dans le bien, comme dans son sujet. Le premier principe des biens est le bien souverain et parfait, en qui préexiste toute bonté. Or il ne peut y avoir un souverain mal ; car, même si le mal diminuait sans cesse le bien, jamais il ne peut le détruire totalement. Comme il y a toujours du bien dans les êtres, il n’y a rien qui soit intégralement et parfaitement mauvais.
Ceux qui ont admis deux premiers principes, l’un bon et l’autre mauvais, sont tombés dans cette erreur pour la même raison qui fit avancer aux philosophes anciens d’autres erreurs également étranges. Au lieu de s’élever à la cause universelle de tout l’être, ils se sont arrêtés aux causes particulières d’effets particuliers. C’est pourquoi, quand ils ont observé que certains êtres nuisent à d’autres en vertu de leur nature, ils en ont conclu que cette nature était mauvaise, comme si l’on disait que le feu est mauvais par nature parce qu’il a brûlé la maison d’un pauvre.
De même, ceux qui trouvaient à deux effets antagonistes particuliers des causes particulières également antagonistes, ne surent pas ramener ces causes particulières à une cause universelle commune, et ils conclurent que les principes premiers étaient eux-mêmes antagonistes. Mais étant donné que tous les contraires se rejoignent dans un même genre, il est nécessaire de reconnaître, au-dessus des causes particulières qui s’opposent, une cause unique commune. De même, au-dessus de tout ce qui est d’une manière quelconque, se trouve un unique premier principe d’être.
Bien que les contraires aient des causes particulières contraires, il faut pourtant en venir à leur trouver une cause première commune. Le sujet de la privation est l’être en puissance. Ainsi, puisque le mal est la privation du bien, le mal ne peut s’opposer qu’au bien dans lequel se trouve de la potentialité, et non pas au souverain bien, qui est acte pur.
Aucun être n’est dit mauvais par participation ; il est dit mauvais au contraire par manque de participation. Le mal ne peut avoir de cause que par accident. Il est donc impossible de remonter de lui à quelque chose qui serait cause du mal par soi. Quant à dire que le mal est le cas le plus fréquent, cela est faux, absolument parlant. Car les êtres engendrés et corruptibles, chez lesquels seuls le mal de nature peut se rencontrer, ne sont qu’une faible partie de l’univers. Et de plus, dans chaque espèce, les défauts de nature ne se produisent que dans les cas les moins nombreux.
C’est parmi les hommes seulement que le mal semble être le cas le plus fréquent ; car le bien de l’homme, tel qu’il apparaît aux sens, n’est pas le bien de l’homme en tant qu’homme ; celui-ci doit se juger selon la raison ; or le plus grand nombre suivent les sens plutôt que la raison. Dans la recherche des causes du mal, on ne remonte pas à l’infini ; on ramène tous les maux à une cause bonne, d’où le mal découle par accident.
La fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Les anges ne sont donc pas tous de la même espèce. Il est nécessaire d’affirmer que les anges sont incorruptibles par nature. En effet, une chose est corrompue uniquement parce que sa forme est séparée de la matière. L’ange étant une pure forme subsistante, sa substance ne peut donc être corruptible. C’est donc en raison de son immatérialité que l’ange est incorruptible par nature. L’objet intelligible, lui, échappe au temps ; il est donc éternel. Par conséquent, toute substance intellectuelle est incorruptible par nature.
Ce n’est pas pour eux que les anges ont besoin d’assumer des corps, mais pour nous. Dans la nouvelle Alliance, c’est pour montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera la société intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans l’ancienne Alliance, c’était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de Dieu devait assumer un corps humain ; car toutes les apparitions de l’Ancien Testament étaient ordonnées à l’apparition du Fils de Dieu dans la chair.
Le mouvement de l’être en puissance est l’acte de ce qui est imparfait. Il est impossible que l’action de l’ange, ni d’une créature quelconque, soit sa substance. Car, à proprement parler, l’action est l’actualité de la puissance active, comme l’être est l’actualité de la substance ou de l’essence. Or, l’actualité excluant la potentialité, ce qui n’est pas acte pur et renferme de la puissance ne peut être son actualité. Et comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en qui la substance, l’existence et l’action s’identifient.
De plus, si l’acte d’intellection de l’ange était sa substance, il faudrait qu’il soit subsistant. Or, un acte d’intellection subsistant, comme toute forme abstraite supposée subsistante, ne peut être qu’unique. La substance de tel ange ne se distinguerait donc plus de celle de Dieu, qui est l’acte d’intellection subsistant, ni de celle d’un autre ange. Tout ce qui est dans un autre s’y trouve selon le mode de cet autre.
Les anges ont une connaissance plus puissante que les hommes. Pour le prouver, rappelons qu’il y a trois manières de connaître une chose :
1° Par la présence de son essence dans le sujet connaissant, à la façon dont l’oeil voit la lumière ; c’est de cette manière, a-t-on dit, que l’ange se connaît lui-même.
2° Par la présence de sa similitude dans la puissance connaissante, comme l’oeil voit la pierre parce que la similitude de la pierre est dans l’œil.
3° Par une similitude de la chose connue qui n’est pas donnée immédiatement par cette chose, mais par une autre en laquelle se trouve cette similitude, comme lorsque nous voyons un homme dans un miroir.
A la première manière correspond la connaissance qu’on a de Dieu lorsqu’on le voit par son essence ; aucune créature ne peut la posséder par ses moyens naturels. A la troisième manière correspond la connaissance que nous donne de Dieu, ici-bas, Sa similitude qui se reflète dans les créatures. Comme dit S. Paul (Rm 1, 20) : « Nous connaissons les réalités invisibles de Dieu par les choses visibles qu’Il a faites. » C’est pourquoi l’on dit que nous Le voyons “dans un miroir”. L’image de Dieu étant imprimée dans sa propre nature, l’ange connaît Dieu par sa propre essence, en tant qu’elle est similitude de Dieu. Cependant il ne voit pas l’essence même de Dieu, aucune similitude créée n’étant capable de représenter l’essence divine. Cette connaissance se rapproche donc davantage de la connaissance au moyen d’un miroir, puisque la nature angélique est comme un miroir qui présente la similitude de Dieu.
La distance infinie qui sépare de Dieu l’intelligence et l’essence de l’ange a seulement pour effet d’empêcher l’ange de comprendre Dieu complètement et de voir Son essence par sa propre nature, non pas de lui rendre toute connaissance impossible ; car, de même que Dieu est infiniment distant de l’ange, la connaissance que Dieu a de lui-même est infiniment distante de la connaissance que l’ange a de Dieu.
Tout ce qui se trouve dans un sujet se conforme au mode d’être du sujet où il se trouve. Seule l’intelligence saisit leurs essences. C’est par cette exclusion des conditions matérielles que ce qui est rendu abstrait devient universel. Dans son éternité Dieu voit tout, car, grâce à Sa simplicité, cette éternité est présente au temps tout entier et elle le contient. Le mode d’intellection d’une intelligence est corrélatif au mode de sa substance. L’ange ne connaît pas par composition et division, mais par intuition de l’essence.
Mais chez les démons, la volonté perverse soustrait l’intelligence à la sagesse divine ; aussi jugent-ils parfois les choses d’une manière absolue, en ne tenant compte que des conditions naturelles. Dans cet ordre naturel ils ne peuvent se tromper, mais pour ce qui relève de l’ordre surnaturel, ils le peuvent ; cela arriverait, par exemple, si voyant un homme mort, ils pensaient qu’ils ne ressuscitera pas, ou bien, voyant le Christ dans Sa nature humaine, ils pensaient qu’Il n’est pas Dieu.
La connaissance par laquelle l’ange connaît les choses dans leur nature est lumineuse en comparaison de l’ignorance et de l’erreur, mais obscure en comparaison de la vision du Verbe. L’image de la Trinité se trouve dans l’esprit, en tant qu’il y a en lui mémoire, intelligence et volonté. Cette image de Dieu n’existe pas seulement dans l’esprit humain, mais aussi dans l’esprit angélique, car celui-ci est capable de Dieu. Il y a donc une volonté dans l’ange.
D’autres créatures enfin sont inclinées au bien avec une connaissance qui leur fait appréhender la raison même de bien, ce qui est le propre de l’intelligence. L’intelligence connaît par simple intuition ; la raison connaît par raisonnement.
L’objet de l’intelligence, c’est le vrai ; et celui de la volonté, c’est le bien. Il n’y aura donc identité entre essence et volonté que dans le cas où la totalité du bien sera contenue dans l’essence du sujet voulant. C’est le cas de Dieu, qui ne veut rien en dehors de Lui qu’en raison de Sa bonté. Il faut donc bien que, dans toute créature, l’intelligence soit autre que la volonté. En Dieu, il n’en est pas ainsi, car Dieu possède en Lui-même l’être universel et le bien universel, et il en résulte que Sa volonté, aussi bien que Son intelligence, est identique à Son essence.
Le bien et le vrai sont convertibles dans la réalité, et c’est pourquoi le bien peut être appréhendé par l’intelligence sous la raison de vrai, et le vrai sous la raison de bien par la volonté. Toute dilection est droite ou déviée. Mais la première relève de la charité, la seconde de l’iniquité. Or, ni l’une ni l’autre ne relève de la nature, puisque la charité est au-dessus d’elle et l’iniquité contre elle.
De même que toute connaissance naturelle est vraie, de même toute dilection naturelle est droite, car l’amour naturel est une inclination de nature qui vient de l’auteur de chaque nature. Et ce serait l’offenser de prétendre qu’une inclination naturelle n’est pas droite. Cependant la rectitude de la dilection naturelle et celle de la charité et de la vertu sont différentes, car cette dernière vient perfectionner la première. Ainsi peut-on dire également que la vérité de la connaissance naturelle et la vérité de la connaissance infuse ou acquise sont différentes.
Tout ce que veut l’homme, il le veut pour la fin. Deux cités sont fondées sur deux amours : l’une, la cité terrestre, fondée sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, la cité céleste fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi.
En tant que Dieu est le bien béatifiant, objet propre de la béatitude surnaturelle, Il est aimé de charité. Dieu seul est un être par Son essence, tandis que les autres réalités sont des êtres par participation. C’est pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de volonté ordonné à cette béatitude, si elle n’est mue par un agent surnaturel.
Or il y a une triple conversion possible vers Dieu.
• La première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant déjà de Dieu ; elle requiert la grâce consommée.
• La deuxième est celle qui mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe du mérite.
• La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Elle ne requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu convertissant l’âme à Lui, selon cette parole de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Faites-nous revenir à Vous, Seigneur, et nous reviendrons. » L’inclination de la grâce n’impose donc pas de nécessité, mais celui qui possède la grâce peut ne pas s’en servir, et pécher.
Le libre arbitre n’est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l’acte libre doit être informé par la grâce. L’ange n’a pas mérité sa béatitude par sa conversion naturelle vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la grâce. La grâce perfectionne la nature selon le mode de cette nature. Toute perfection est reçue dans son sujet conformément à la nature de celui-ci.
Les anges dotés d’une nature plus parfaite se sont tournés aussi vers Dieu avec plus de force et d’efficacité. C’est ce qui arrive même chez les hommes, auxquels la grâce et la gloire sont accordées en proportion de l’intensité de leur retour à Dieu. Il semble donc que les anges qui ont reçu une nature plus parfaite ont obtenu aussi plus de grâce et de gloire. De même, que le libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu’ils sont ordonnés à la fin, cela relève en lui de cette perfection qu’est la liberté ; mais qu’il opère un choix en se soustrayant à l’ordre de la fin, ce qui est pécher, cela relève de ce qu’il y a de déficient dans sa liberté. C’est pourquoi il y a une plus grande liberté chez les anges, qui ne peuvent pas pécher, qu’en nous, qui pouvons pécher.
Le péché n’est pas autre chose qu’une déviation par rapport à la rectitude de l’acte qu’on doit accomplir ; c’est un péché d’orgueil de ne pas se soumettre à son supérieur lorsqu’on le doit. C’est pourquoi le premier péché de l’ange ne peut être qu’un péché d’orgueil.
L’intention divine n’est frustrée ni à propos de ceux qui pèchent, ni à propos de ceux qui sont sauvés. Dieu a prévu l’un et l’autre événement, et de l’un et de l’autre Il tire Sa gloire, soit en sauvant les fidèles, en raison de Sa bonté, soit en punissant les pécheurs, en raison de Sa justice. On est esclave de celui par qui on s’est laissé vaincre. Les démons voulaient avoir un inférieur pour prince et pour chef en vue de conquérir, par leur puissance naturelle, leur béatitude ultime Cela confirme encore l’indépendance du libre arbitre, qui peut s’infléchir vers le mal, quelle que soit la dignité de la créature.
D’après Denys, « les dons angéliques accordés aux démons n’ont pas changé ; ils demeurent dans leur intégrité et leur splendeur ». Or, parmi ces dons naturels, se trouve la connaissance de la vérité.
C’est donc qu’elle existe chez les démons. Il y a une double connaissance de la vérité, celle qui vient de la grâce et celle qui vient de la nature. La première, à son tour, est soit spéculative, comme lorsque les secrets divins sont révélés à quelqu’un, soit affective, et c’est elle qui produit l’amour de Dieu et qui relève à proprement parler du don de sagesse.
Il y a trois connaissances :
• Celle qui est naturelle n’est chez les démons ni enlevée, ni diminuée.
• Quant à la connaissance spéculative qui vient de la grâce, elle n’est pas enlevée totalement, mais diminuée. Cependant, cette connaissance n’a pas l’étendue et la clarté de celle des saints anges qui voient dans le Verbe les vérités révélées.
• Mais pour ce qui est de la connaissance affective issue de la grâce, ils en sont totalement privés, aussi bien que de la charité.
Le bonheur consiste dans l’application de l’intelligence à une réalité supérieure. Mais la félicité parfaite se trouve dans la connaissance de la première des substances, c’est-à-dire de Dieu. C’est pourquoi, de même que le bonheur de l’homme ne consiste pas dans la connaissance des natures sensibles, de même le bonheur de l’ange ne réside pas dans l’appréhension des substances séparées.
Ce qui est le plus évident en soi nous est caché parce qu’il est hors de proportion avec notre intelligence, et non pas seulement parce que notre intelligence tire ses idées des images. Or la substance divine est hors de proportion aussi bien avec l’intelligence angélique qu’avec l’intelligence humaine. C’est pourquoi l’ange lui-même, par nature, ne peut connaître la substance de Dieu. Il peut cependant parvenir naturellement à une connaissance de Dieu supérieure à celle de l’homme, en raison de la perfection de son intelligence.
Cette connaissance demeure aussi chez les démons ; car, bien qu’ils n’aient pas cette pureté du regard que donne la grâce, ils ont celle qui leur vient de la nature et qui suffit à leur connaissance de Dieu.
La créature est ténèbres, comparée à l’excellence de la lumière divine : c’est pourquoi la connaissance que l’on prend de la créature en sa nature propre est dite connaissance du soir. Tous les anges, au commencement, ont connu de quelque manière le mystère du royaume de Dieu qui devait être accompli par le Christ ; mais surtout ceux qui furent béatifiés dans la vision du Verbe, que les démons n’ont jamais eue.
Cependant tous les anges ne saisirent pas ce mystère parfaitement ni également ; et beaucoup moins encore les démons eurent-ils une connaissance parfaite du mystère de l’Incarnation au moment de la venue du Christ en ce monde. Mais s’ils avaient connu parfaitement et avec certitude qu’il est le Fils même de Dieu et quels seraient les fruits de sa passion, jamais ils n’auraient cherché à faire crucifier le Seigneur de gloire.
Les démons connaissent une vérité de trois manières :
• Premièrement, du fait de la perspicacité de leur nature, car bien qu’enténébrés par la privation de la lumière de la grâce, ils sont cependant lucides du fait de la lumière de leur nature intellectuelle.
• Deuxièmement, par révélation reçue des saints anges, auxquels certes ils ne ressemblent pas par la rectitude de la volonté, mais par une similitude de nature intellectuelle qui rend possible la communication.
• Troisièmement, par suite d’une longue expérience.
La miséricorde infinie de Dieu est plus grande que la malice du démon, qui est finie. Les démons persévèrent dans leur malice. La stabilité éternelle est une condition essentielle de la vraie béatitude ; de là son nom de vie éternelle. La Sainte Écriture affirme que les démons et les pécheurs doivent être envoyés au « supplice éternel », tandis que les bons doivent être introduits dans « la vie éternelle ».
La volonté des bons anges est confirmée dans le bien, tandis que la volonté des démons est devenue obstinée dans le mal. La cause de cette obstination, il faut la prendre non de la gravité de la faute, mais de la condition naturelle de leur état. « Ce que la mort est pour les hommes, écrit S. Jean Damascène, la chute l’est pour les anges. » Or, il est manifeste que tous les péchés mortels des hommes, quelle que soit leur gravité, sont rémissibles avant la mort ; mais après la mort, ils sont irrémissibles et subsistent perpétuellement.
Pour découvrir la cause d’une telle obstination, il faut considérer que la puissance appétitive, chez la créature, est, par rapport à la puissance appréhensive qui la meut, comme le mobile par rapport au moteur. L’appétit sensitif a pour objet un bien particulier ; la volonté, le bien universel ; et de même les sens ont pour objet le particulier, l’intelligence, l’universel. Or, l’appréhension de l’ange diffère de celle de l’homme en ce que l’ange appréhende immuablement l’objet par son intelligence à la manière dont nous saisissons immuablement les premiers principes dont nous avons l’intuition. Par la raison au contraire, l’homme appréhende la vérité d’une manière progressive et mobile en passant d’une proposition à une autre, gardant la voie ouverte vers l’une ou l’autre des conclusions opposées.
C’est pourquoi la volonté humaine, elle aussi, adhère à son objet avec une certaine mobilité et inconstance, pouvant s’en détourner pour adhérer à l’objet contraire. En revanche, la volonté de l’ange adhère à son objet d’une façon fixe et immuable. Par conséquent, si nous considérons l’ange avant son adhésion, il peut librement se fixer sur tel objet ou son contraire (sauf s’il s’agit d’objets voulus naturellement) ; mais après l’adhésion, il se fixe immuablement sur l’objet de son choix. Aussi a-t-on coutume de dire que le libre arbitre de l’homme est capable de se porter sur des objets opposés, aussi bien après l’élection qu’avant ; tandis que le libre arbitre de l’ange est capable de se porter vers des objets opposés avant l’élection, mais pas après. Ainsi donc, les bons anges adhérant toujours à la justice, sont confirmés en elle ; les mauvais anges, en péchant, s’obstinent dans le péché.
La miséricorde de Dieu délivre de leur péché ceux qui se repentent. Mais ceux qui ne sont pas capables de se repentir, parce qu’ils adhèrent immuablement au mal, ne peuvent bénéficier de la miséricorde divine.
Le péché commis au commencement demeure dans le diable pour autant qu’il comporte le désir de son objet, bien que le diable se sache très bien dans l’impossibilité de l’atteindre. Il en est de même pour celui qui croit pouvoir commettre un homicide et qui veut le commettre, mais ensuite n’en a plus la possibilité ; sa volonté demeure cependant en lui, en ce sens qu’il voudrait le faire s’il le pouvait.
L’activité du démon est double.
• Il y a d’abord celle qui provient d’une délibération de sa volonté ; c’est vraiment son activité propre. Une telle activité est toujours mauvaise chez le démon, car, bien qu’il puisse faire quelque chose de bon, cependant il ne l’accomplit pas d’une façon correcte ; ainsi quand il dit la vérité pour induire en erreur, ou quand il croit et confesse la divinité du Christ, non pas volontairement, mais forcé par l’évidence des faits.
• L’autre activité du démon est celle qui lui est naturelle ; elle peut être bonne et atteste la bonté de la nature. Et pourtant, même de cette activité bonne, les démons abusent pour faire le mal.
Plus les créatures sont proches de Dieu, qui est absolument immuable, plus elles sont immuables. Chaque créature est faite en vue de la perfection de l’univers. En poussant plus loin encore, l’univers tout entier, avec chacune de ses parties, est ordonné à Dieu comme à sa fin, en tant que, dans ces créatures, la bonté divine est représentée par une certaine imitation qui doit faire glorifier Dieu. Ce qui n’empêche pas que les créatures rationnelles, au-dessus de ce plan, aient leur fin en Dieu selon une modalité spéciale, car elles peuvent L’atteindre par leur propre opération en Le connaissant et en L’aimant. Ainsi est-il évident que la bonté divine est la fin de toutes les réalités corporelles. Un maître d’oeuvre ne commet aucune injustice quand il place des pierres de même nature à des endroits différents d’un édifice. Car il ne le fait pas à cause d’une diversité antécédente qui serait dans les pierres, mais en recherchant la perfection de l’édifice tout entier ; et cette perfection ne peut être réalisée si les pierres ne sont pas réparties de façon diverse dans l’édifice. Il en est de même pour Dieu : au commencement, parce qu’Il voulait la perfection dans l’univers, Il institua les créatures diverses et inégales selon l’ordre de Sa sagesse et sans injustice, aucune diversité de mérites n’étant par ailleurs présupposée.
Ordonner est le propre du sage. S. Augustin enseigne qu’il y a deux règles à observer dans ces questions sur la création du monde :
1. Tenir indéfectiblement que l’Écriture sainte est vraie.
2. Quand l’Écriture peut être expliquée de plusieurs manières, personne ne doit donner à l’une des interprétations une adhésion tellement absolue que, dans le cas où il serait établi par raison certaine que cela est faux, on ait la présomption d’affirmer que tel est le sens de l’Écriture : de peur que la Sainte Écriture n’en vienne à être tournée en ridicule par les infidèles, et qu’ainsi le chemin de la foi ne leur soit fermé.
S. Augustin : “L’autorité de cette Écriture l’emporte sur la capacité de tout le génie humain. Aussi, quelle que puisse être la modalité et la nature des eaux qui sont là, il reste qu’elles sont là, et nous ne le mettrons pas en doute.”
Dans la récapitulation des oeuvres divines, l’Écriture s’exprime de cette manière (Gn 2, 1) : “Ainsi donc furent achevés le ciel et la terre et tout leur ornement.” Dans ces paroles on peut entendre qu’il y a trois oeuvres :
• D’abord l’oeuvre de création, par laquelle nous lisons qu’ont été produits le ciel et la terre, mais à l’état informe.
• Puis l’oeuvre de distinction, par laquelle le ciel et la terre ont été achevés : soit par des formes substantielles attribuées à une matière entièrement informe, comme le veut S. Augustin ; soit au point de vue de la beauté et de l’ordre désirables, comme disent les autres Pères.
• A ces deux oeuvres enfin s’ajoute l’oeuvre d’ornementation. Et c’est la raison pour laquelle la production de ces êtres qui sont doués de mouvement dans le ciel et sur la terre appartient à l’oeuvre d’ornement.
Nous avons dit plus haut que dans la création il est fait mention de trois choses : le ciel, l’eau et la terre. Or ces trois choses furent aussi formées par l’oeuvre de distinction en trois jours :
• le premier jour, le ciel ;
• le deuxième, la séparation des eaux ;
• le troisième, la séparation, sur la terre, de la mer et du continent sec.
Il en est de même pour l’oeuvre de l’ornementation :
• au premier jour (qui est le quatrième) furent produits les luminaires qui se meuvent dans le ciel pour son ornement ;
• le deuxième jour (qui est le cinquième) furent produits les oiseaux et poissons, pour orner l’élément intermédiaire, car ces êtres se meuvent dans l’eau et dans l’air, qui sont compris ici comme une seule et même chose ;
• le troisième jour (qui est le sixième) furent produits les animaux qui se meuvent sur la terre, pour l’ornement de celle-ci.
Quant au degré le plus parfait de la vie il est dans l’homme. Aussi ne dit-il pas que la vie de l’homme est produite par la terre ou l’eau, comme pour les autres animaux, mais par Dieu. Plantes et animaux sont produits selon leur genre et leur espèce comme dans un grand éloignement de la ressemblance divine, alors que l’homme est dit formé “à l’image et ressemblance de Dieu”. “Si un ignorant entre dans l’atelier d’un artisan, il y voit quantité d’outils dont il ignore la raison d’être, et, s’il est très sot, il les jugera inutiles. Si dans la suite, par étourderie, il tombe dans le foyer, ou se blesse à quelque outil aiguisé, il estimera qu’il y a là beaucoup d’êtres nuisibles ; et l’artisan qui en sait l’usage se moquera de sa sottise.
C’est ainsi qu’en ce monde certains osent critiquer bien des choses dont ils ne voient pas les raisons ; car il y en a beaucoup qui, sans être nécessaires à notre maison, ont cependant un rôle pour parfaire l’intégrité de l’univers”. Or, avant le péché, l’homme faisait des choses du monde un usage conforme à l’ordre. Les animaux venimeux ne lui nuisaient donc pas.
On appelle “parfait” ce à quoi rien ne manque de ce qu’il doit avoir. Ainsi donc,
• au septième jour eut lieu l’achèvement de la nature ;
• à l’incarnation du Christ, l’achèvement de la grâce ;
• et à la fin du monde l’achèvement de la gloire.
De même que Dieu se repose en Lui seul et trouve Sa béatitude en jouissant de Lui-même, de même nous devenons bienheureux du seul fait que nous jouissons de Dieu. C’est ainsi qu’il nous donne de nous reposer en Lui de Ses oeuvres et des nôtres. Si l’on suit l’interprétation des autres Pères, trois parties se trouvent indiquées dans la créature corporelle : la première est désignée par le mot “ciel”, celle du milieu par le mot “eau” ; celle d’en bas par le mot “terre”.
• La première partie est donc distinguée le premier jour, et ornée le quatrième
• celle du milieu est distinguée le deuxième jour, et ornée le cinquième
• la dernière est distinguée le troisième jour, et ornée le sixième.
On ne donne pas ce qu’on n’a pas. L’image est à l’intelligence ce que la couleur est à la vue. Il est évident que tout être est reçu dans un autre selon le mode de celui qui le reçoit. Ainsi, toute réalité est connue selon que sa forme existe dans l’être connaissant. Dieu seul, qui est Son être même, est acte pur et illimité. Mais, dans les substances intelligentes, il y a composition d’acte et de puissance ; non pas composition de matière et de forme, mais de forme et d’être participé. Quand l’âme n’est que sensitive, elle peut être détruite, mais lorsqu’en plus elle est intellectuelle, elle est incorruptible. Plus une puissance est élevée, plus son objet est universel.
Lorsque les membres ne sont plus dans leur disposition naturelle, ils n’obéissent plus au mouvement appelé par l’appétit. Il y a cinq sens internes : le sens commun, la “fantaisie”, l’imagination, l’estimation, et la mémoire. Une substance est intellectuelle par le fait qu’elle est immatérielle. Donc en Dieu seul l’intelligence est Son essence ; dans les autres créatures intellectuelles, l’intelligence n’est qu’une puissance de l’être intelligent. C’est pourquoi l’intelligence divine n’est pas en puissance, mais elle est acte pur.
Or rien ne passe de la puissance à l’acte sinon par un être en acte, tel le sens par rapport au sensible. Il fallait donc supposer dans l’intelligence une faculté qui puisse mettre en acte les objets intelligibles, en abstrayant les idées des conditions de la matière. D’où la nécessité de l’intellect agent. Aussi ne suffirait-il pas, pour l’acte de penser, de l’immatérialité de l’intellect possible, s’il n’y avait pas d’intellect agent, capable de rendre les objets intelligibles en acte par le moyen de l’abstraction.
Tout ce qui est reçu dans un sujet l’est sous le mode de ce sujet. Faire acte d’intelligence, c’est simplement saisir la vérité intelligible. Raisonner, c’est aller d’un objet d’intelligence à un autre, en vue de saisir la vérité intelligible. Raison supérieure et raison inférieure, au sens où S. Augustin les prend, ne peuvent en aucune façon être deux puissances de l’âme. Il définit la raison supérieure celle qui est ordonnée à considérer et à consulter les vérités éternelles. “Considérer” en tant qu’on les contemple en elles-mêmes ; “consulter”, en tant qu’on y prend des règles pour l’action. Car le vrai est un bien, sans quoi il ne serait pas désirable ; et le bien est un vrai, autrement il ne serait pas intelligible.
La syndérèse n’est pas une puissance. Elle est l’habitude des premiers principes. La syndérèse incite au bien, et proteste contre le mal, la conscience est “l’esprit correcteur, le pédagogue qui accompagne l’âme pour l’éloigner du mal et l’attacher au bien”. Ainsi donc, l’âme domine le corps par un pouvoir despotique ; car les membres du corps ne peuvent aucunement résister à son commandement, mais, suivant son appétit, la main, le pied, et tout membre qui peut recevoir naturellement une impulsion de la volonté, se meuvent aussitôt. Mais on dit que l’intelligence, c’est-à-dire la raison, commande à l’irascible et au concupiscible par un pouvoir politique, car l’affectivité sensible a un pouvoir propre qui lui permet de résister au commandement de la raison. De même que l’intelligence adhère nécessairement aux premiers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur. La nécessité de nature “n’ôte pas la liberté”, Nous sommes maîtres de nos actes en tant que nous pouvons choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte sur les moyens.
La volonté ne peut tendre à aucun objet, sinon sous la raison de bien. Or la fin est la première et la plus élevée des causes. C’est pourquoi il est mieux d’aimer Dieu que de le connaître ; et inversement il vaut mieux connaître les choses matérielles que les aimer. Toutefois, absolument parlant, l’intelligence est plus noble que la volonté. Appétit intellectuel : intelligence et volonté – Appétit sensitif : concupiscible et irascible. Mais nos choix eux-mêmes nous appartiennent, toujours en supposant le secours de Dieu. Le libre arbitre est le sujet de la grâce, et avec son assistance il choisit le bien. Donc, le libre arbitre est une puissance.
Habitus : “par lesquels nous sommes disposés bien ou mal à l’égard des passions et des actes. L’homme en péchant a perdu le libre arbitre, non sous le rapport de la liberté naturelle, par laquelle il est soustrait à la nécessité, mais sous le rapport de la liberté qui est l’exemption de la faute et de la souffrance. Ce qui est reçu est dans ce qui le reçoit selon le mode de ce dernier.
La nature de la connaissance s’oppose à la nature de la matérialité. Or un sujet connaît d’autant plus parfaitement qu’il possède la forme de la chose connue sous un mode plus immatériel parmi les intelligences aussi, l’une est plus parfaite que l’autre dans la mesure où elle est plus immatérielle. L’âme humaine connaît tout dans les raisons éternelles ; c’est en participant d’elles que nous connaissons toutes choses. Car la lumière intellectuelle qui est en nous n’est rien d’autre qu’une ressemblance participée de la lumière incréée, en laquelle les raisons éternelles sont contenues. Dans la mesure où les choses sont séparables de la matière, elles ont rapport à l’intelligence.” Il faut donc que les réalités matérielles soient connues intellectuellement en tant qu’elles sont abstraites de la matière et des ressemblances matérielles, qui sont les images.
L’espèce intelligible est pour l’intelligence ce par quoi elle connaît. Or, le sens a pour objet le singulier, et l’intelligence, l’universel. La connaissance du singulier doit donc être pour nous antérieure à celle de l’universel. Notre intelligence passe de la puissance à l’acte. Dieu voit tout à la fois, parce qu’Il voit tout par une seule forme, qui est Son essence.
L’objet propre de l’intelligence humaine est la quiddité de la chose matérielle, perçue par le sens et l’imagination. L’objet propre de l’intellect est la quiddité. L’acte et la forme sont reçus dans la matière selon la capacité de celle-ci. L’universel est connu par la raison et le singulier par le sens ; la réalité connue par le sens sous un mode matériel et concret (ce qui est connaître directement le singulier), est connue par l’intelligence sous un mode immatériel et abstrait : ce qui est connaître l’universel. C’est pourquoi nous ne pouvons présentement connaître Dieu que par des effets sensibles. Après cette vie, l’incapacité de notre intelligence sera supprimée par la lumière de gloire, et alors nous pourrons voir Dieu Lui-même dans Son essence, sans toutefois Le comprendre parfaitement.
L’intelligence a un rapport naturel et direct à l’universel ; le sens se rapporte par nature au singulier. Tout être est connaissable pour autant qu’il existe en acte, et non pour autant qu’il existe en puissance.
• Dieu comprend tout, Lui-même et les créatures, par Sa propre essence.
• L’ange se comprend lui-même par sa propre essence, mais les autres choses par leurs similitudes
• L’homme comprend par les images sensibles que sont les phantasmes.
Un objet est connu en acte par l’intelligence du fait qu’il n’a pas de matière. Connaître qu’Il connaît, c’est pour Dieu connaître Son essence. Car Son essence est la même chose que Son acte d’intelligence, et procède de la vertu de sagesse, dont Aristote avait fait la première des sciences spéculatives. Il est donc évident que pour Aristote le bonheur parfait consiste dans la connaissance des substances séparées telle qu’on peut l’obtenir par les sciences spéculatives. Le bonheur achevé, qui consiste à connaître les objets intelligibles les plus élevés, procède de la vertu de sagesse. L’intellect possible est “un principe qui permet à l’âme de devenir toutes choses”, et l’intellect agent est “un principe qui lui permet de les faire toutes”. L’une et l’autre faculté n’ont pour objet, dans la vie présente, que les réalités matérielles ; l’intellect agent en fait des objets intelligibles en acte, et ils sont reçus dans l’intellect possible.
Donc, dans la vie présente, nous ne pouvons connaître en elles-mêmes les substances séparées, ni par l’intellect possible ni par l’intellect agent. Puisque l’intelligence humaine ne peut, dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, elle pourra bien moins encore connaître l’essence de la substance incréée. L’âme séparée ne connaît pas au moyen d’espèces innées, ni au moyen d’espèces qu’elle abstrait alors ; ni seulement au moyen d’espèces conservées dans la mémoire. Mais c’est par des espèces provenant d’un influx de la lumière divine il convient communément à toute substance séparée “de connaître les réalités qui lui sont soit supérieures soit inférieures, selon le mode de sa propre substance”. Tout ce qui est reçu dans un sujet, est déterminé en lui selon son mode d’être. L’âme rationnelle, elle, est une forme subsistante. Est parfait ce à quoi rien ne manque. Dieu a donné à chaque réalité de la nature la disposition la meilleure : non pas dans l’absolu, mais dans la relation à sa fin propre.
“Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide qui lui soit assortie.” Il était nécessaire que la femme fût faite, comme dit l’Écriture, pour aider l’homme. Non pas pour l’aider dans son travail, comme l’ont dit certains, puisque, pour n’importe quel autre travail, l’homme pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme, mais pour l’aider dans l’oeuvre de la génération.
L’homme, lui, est ordonné à une activité vitale encore plus noble, la connaissance intellectuelle ; et c’est pourquoi à l’égard de l’homme, il y avait une raison plus forte encore de distinguer ces deux vertus, et de produire la femme à part de l’homme, tout en les unissant charnellement pour l’oeuvre de génération. Et c’est pourquoi, aussitôt après avoir raconté la formation de la femme, la Genèse (2, 24) ajoute : “Ils seront deux dans une seule chair”.
Par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de défectueux et de manqué. Mais rattachée à la nature universelle, la femme n’est pas un être manqué : par l’intention de la nature, elle est ordonnée à l’oeuvre de la génération. Or, l’intention de la nature universelle dépend de Dieu, qui est l’auteur universel de la nature, et c’est pourquoi, en instituant la nature, Il produisit non seulement l’homme, mais aussi la femme.
Il y a deux espèces de sujétion.
• L’une est servile, lorsque le chef dispose du sujet pour sa propre utilité, et ce genre de sujétion s’est introduit après le péché.
• Mais il y a une autre sujétion, domestique ou civique, dans laquelle le chef dispose des sujets pour leur utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait existé même avant le péché. Car la multitude humaine aurait été privée de ce bien qu’est l’ordre, si certains n’avaient été gouvernés par d’autres plus sages. Et c’est ainsi, de ce genre de sujétion, que la femme est par nature soumise à l’homme, parce que l’homme par nature possède plus largement le discernement de la raison. D’ailleurs l’état d’innocence, comme on le dira plus loin, n’excluait pas l’inégalité entre les hommes.
Si Dieu avait supprimé dans le monde toutes les choses dans lesquelles l’homme a trouvé occasion de péché, l’univers serait resté inachevé. Et il n’y avait pas à supprimer le bien commun pour éviter un mal particulier, étant donné surtout que Dieu est assez puissant pour ordonner n’importe quel mal au bien.
Il était convenable que la femme fût formée de la côte de l’homme.
• Premièrement, pour signifier qu’entre l’homme et la femme il doit y avoir une union de société. Car ni la femme ne devait “dominer sur l’homme”, et c’est pourquoi elle n’a pas été formée de la tête. Ni ne devait-elle être méprisée par l’homme, et c’est pourquoi elle n’a pas été formée des pieds.
• Deuxièmement, cela convenait pour le symbolisme sacramentel, car c’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’ont jailli les mystères, le sang et l’eau, par lesquels l’Église a été instituée. Or, il est manifeste que l’on trouve chez l’homme une certaine ressemblance de Dieu, et qui dérive de Dieu comme de son modèle ; cependant ce n’est pas une ressemblance qui va jusqu’à l’égalité, car le modèle dépasse infiniment cette reproduction particulière. Et c’est pourquoi l’on dit qu’il y a chez l’homme image de Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. Or certains êtres présentent des ressemblances avec Dieu,
o premièrement, et c’est ce qui est le plus commun, en tant qu’ils existent ;
o deuxièmement, en tant qu’ils vivent ;
o troisièmement, en tant qu’ils sont sagesse et intelligence.
Par le péché l’homme perd sa ressemblance avec Dieu. Puisque c’est en vertu de sa nature intellectuelle que l’homme est dit exister à l’image de Dieu, le trait par lequel il sera le plus à l’image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le plus imiter Dieu. Or la nature intellectuelle imite Dieu surtout en ce que Dieu se connaît et s’aime Lui-même.
L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se vérifier selon trois degrés.
• D’abord, en ce que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu ; cette aptitude réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est commune à tous les hommes.
• Deuxièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus, quoique de façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce.
• Troisièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte et de façon parfaite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la ressemblance de gloire.
Aussi, en marge du Psaume (4, 7) : “La lumière de Votre face a été imprimée sur nous, Seigneur”, la Glose distingue trois sortes d’images : celles de la création, de la récréation et de la ressemblance. La première de ces images se trouve chez tous les hommes, la deuxième chez les justes seulement, et la troisième seulement chez les bienheureux.
Mais, pour ce qui est de certains traits secondaires, l’image de Dieu se trouve dans l’homme d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme ; en effet, l’homme est principe et fin de la femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que S. Paul eut dit : “L’homme est l’image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l’homme”, il montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant : “Car ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme.”
Si l’on trouve chez l’homme une ressemblance de Dieu par mode d’image, c’est au niveau de l’âme spirituelle ; dans ses autres parties, on la trouve par mode de vestige. L’image de Dieu demeure toujours dans l’homme. Que cette image, selon S. Augustin, “soit usée et comme voilée au point d’exister à peine”, comme chez ceux qui n’ont pas d’usage de la raison ; “ou qu’elle soit obscure et déformée” comme chez les pécheurs “ou qu’elle soit claire et belle” comme chez les justes. Il y a trois sortes d’image de Dieu dans l’homme : celle de la nature, celle de la grâce, et celle de la gloire.
La béatitude de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine. Nul homme ne peut par sa volonté se détourner de la béatitude ; car c’est d’un mouvement naturel et de façon nécessaire que l’homme veut la béatitude et fuit le malheur. Aussi nul homme, voyant Dieu dans Son essence, ne peut par sa volonté se détourner de Dieu, ce qui est pécher. Et c’est pourquoi tous ceux qui voient Dieu dans Son essence sont fixés dans l’amour de Dieu de telle façon qu’ils ne peuvent plus jamais pécher. Donc, puisque Adam a péché, il est manifeste qu’il ne voyait pas Dieu dans Son essence. L’homme est empêché, dans son état présent, de considérer entièrement et lucidement les effets spirituels parce qu’il est tiraillé par les objets sensibles qui l’assiègent.
La volonté bonne est une volonté ordonnée. L’homme est retenu de considérer les choses intelligibles par l’accaparement des choses sensibles ; notre âme est “comme une tablette où il n’y a rien d’écrit”. De même que le premier homme fut établi dans un état de perfection corporelle, afin de pouvoir engendrer aussitôt, de même il fut également établi dans un état parfait quant à l’âme, afin de pouvoir aussitôt instruire et gouverner les autres.
La vertu morale parfaite ne supprime pas totalement les passions, elle les règle. C’est le propre du tempérant de convoiter ce qu’il faut et comme il le faut. Cela est clair pour la pénitence qui est une douleur du péché commis, et pour la miséricorde qui est une douleur de la misère d’autrui ; celui qui agit avec une plus grande charité jouira plus parfaitement de Dieu. Le caractère méritoire se trouve plus important après le péché en raison de la faiblesse humaine ; en effet une oeuvre petite dépasse le pouvoir de celui qui l’accomplit avec difficulté plus qu’une oeuvre importante ne dépasse le pouvoir de celui qui agit sans difficulté. La désobéissance envers l’homme de ce qui doit lui être soumis, est une suite et un châtiment de sa propre désobéissance envers Dieu. Et c’est pourquoi dans l’état d’innocence, avant la désobéissance, rien ne lui résistait, de ce qui par nature devait lui être soumis. La nature des animaux n’a pas été changée par le péché de l’homme au point que ceux qui maintenant, par nature, mangent la chair d’autres animaux, comme les lions ou les faucons, eussent alors été herbivores. Mais l’ordre semble consister surtout dans l’inégalité. Cependant il peut y avoir un plus grand amour entre des êtres inégaux qu’entre des êtres égaux. Donc il n’est pas contre la dignité de l’état d’innocence que l’homme ait dominé sur l’homme. La communauté de possession est une occasion de discorde, dit Aristote.
Dans l’état d’innocence les volontés humaines auraient été si bien ordonnées que les hommes auraient usé en commun, sans danger de discorde, selon les attributions de chacun, des biens soumis à leur maîtrise ; c’est d’ailleurs ce que l’on observe maintenant aussi chez beaucoup de gens de bien. De même que la diversité des degrés d’être appartient à la perfection de l’univers, de même la diversité des sexes concourt à la perfection de la nature humaine. Si une créature rationnelle est confirmée en justice, cela vient de ce qu’elle devient bienheureuse par la claire vision de Dieu ; car lorsqu’on voit Dieu on ne peut pas ne pas se fixer en Lui, étant donné qu’Il est l’essence même de la bonté dont nul ne peut se détourner, puisque rien n’est désiré et aimé si ce n’est sous la raison de bien. Je dis cela selon la loi commune, car il peut en arriver autrement par privilège spécial, comme nous le croyons de la Vierge, Mère de Dieu. Notre âme, par nature, est “comme une tablette rase où il n’y a rien d’écrit”.
Le meilleur gouvernement est celui d’un seul. La raison en est que le gouvernement n’est rien d’autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. La multitude est donc mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. La pluralité des chefs fait obstacle au bien ; ce qu’il faut donc, c’est un chef unique. Car certaines créatures, selon leur nature, agissent par elles-mêmes, comme ayant la maîtrise de leurs actes ; et celles-là sont gouvernées par Dieu non seulement en ce qu’Il les meut par une impulsion intérieure, mais aussi en ce qu’Il les conduit au bien et les détourne du mal par des préceptes et des défenses, par des récompenses et des peines. Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en gouvernant, cause de bonté pour les autres.
“Seigneur Dieu, Roi tout-puissant, tout est soumis à Votre pouvoir, et il n’est rien qui puisse résister à Votre volonté.” Un effet peut se produire en dehors de l’ordre d’une cause particulière, mais non en dehors de l’ordre de la cause universelle. La raison en est que ce qui fait obstacle à l’ordre d’une cause particulière vient d’une autre cause qui s’oppose à celle-ci ; mais cette cause elle-même se ramène forcément à la première cause universelle. Et puisque Dieu est la première cause universelle, non seulement d’un genre donné, mais de tout l’être, il est impossible que quelque chose se produise en dehors de l’ordre du gouvernement divin ; mais du fait même que quelque chose semble d’un certain côté échapper au plan de la providence divine considérée au point de vue d’une cause particulière, il est nécessaire que cela retombe dans ce même ordre selon une autre cause.
Il n’est rien dans le monde qui soit totalement mauvais, car le mal a toujours son fondement dans le bien. C’est pourquoi une chose est dite mauvaise en ce qu’elle sort de l’ordre que représente un bien particulier. Mais, si elle échappait totalement à l’ordre du gouvernement divin, elle serait pur néant.
On dit que, dans la réalité, certains événements sont fortuits parce qu’ils se produisent en dehors de l’ordre de certaines causalités particulières. Mais, en ce qui concerne la divine providence, “rien dans le monde ne se fait au hasard”, écrit S. Augustin.
Cela même qui se produit en dehors d’une cause prochaine, se trouve, par le moyen de quelque autre cause, soumis au gouvernement divin.
Dieu est l’être par essence, car Son essence est d’exister ; toute créature au contraire est être par participation, du fait qu’exister n’appartient pas à son essence. Et, comme l’écrit S. Augustin : “Si la puissance de Dieu cessait un jour de régir les créatures, aussitôt leurs formes cesseraient, et toute nature s’effondrerait.” Et encore : “De même que l’air, en présence de la lumière, devient lumineux, ainsi l’homme, en présence de Dieu, se trouve illuminé ; en Son absence, il tombe immédiatement dans les ténèbres.”
La bonté de Dieu est cause des choses, non par nécessité de nature, puisque la bonté divine ne dépend pas des créatures, mais par Sa libre volonté. Dieu peut donc, sans porter préjudice à Sa bonté, ne pas donner l’être aux choses ; Il peut également, sans diminuer Sa bonté, ne pas les conserver dans l’être.
C’est la conservation des choses dans l’être qui manifeste au maximum la puissance de Dieu. Dieu, en mouvant la volonté, ne la force pas, car Il lui donne Sa propre inclination. Mais puisque le fait d’être mue par un autre n’exclut pas qu’elle puisse se mouvoir d’elle-même, ou vient de le dire, il s’ensuit que la possibilité de mériter ou de démériter ne lui est pas enlevée. Donc, si l’ordre des choses est considéré comme dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien faire contre cet ordre, car en ce cas il agirait contre Sa prescience, ou Sa volonté, ou Sa bonté.
Mais si nous considérons l’ordre des choses en tant qu’il dépend de l’une quelconque des causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l’ordre des choses. Car Dieu n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes. Illuminer consiste donc à transmettre à autrui la manifestation d’une vérité que l’on connaît. Dans la hiérarchie céleste, en effet, toute la raison de l’ordre tient à la proximité avec Dieu. De là vient que ceux qui sont plus proches de Dieu sont plus élevés en dignité et plus éclairés en savoir ; ce qui fait que les anges supérieurs ne sont jamais illuminés par les anges inférieurs.
Dans la hiérarchie ecclésiastique au contraire, ceux qui sont plus proches de Dieu par la sainteté sont parfois au dernier rang et dépourvus d’une science éminente ; parfois aussi les hommes très savants sur un point ne le sont pas sur un autre. Voilà pourquoi les supérieurs peuvent être enseignés par les inférieurs.
Toutes les créatures reçoivent en participation de la bonté divine le bien qu’elles possèdent en vue de le communiquer aux autres, car il est de la nature du bien de se communiquer. La langue des anges est une métaphore pour signifier la puissance qu’ils ont de manifester leur pensée. La vérité est la lumière de l’intelligence, et la règle de toute vérité, c’est Dieu Lui-même. Le meilleur, en effet, c’est que la multitude soit régie par un chef unique. L’excellence d’un ordre inférieur est contenue dans l’excellence de l’ordre supérieur, mais non réciproquement. Denys place
• dans la première hiérarchie, les Séraphins en tête, les Chérubins ensuite, et les Trônes en dernier lieu ;
• dans la deuxième hiérarchie : les Dominations d’abord, puis les Vertus, enfin les Puissances ;
• dans la troisième hiérarchie, les Principautés, les Archanges et les Anges.
La première hiérarchie saisit les raisons des choses en Dieu même ; la deuxième hiérarchie les saisit dans les causes universelles ; la troisième, dans leur détermination à des effets particuliers. La connaissance des réalités inférieures l’emporte sur l’amour qu’on leur porte ; tandis que l’amour des réalités supérieures, et surtout de Dieu, l’emporte sur la connaissance qu’on en a. Le bien peut se trouver sans le mal, mais le mal ne saurait exister sans le bien.
Si faire le mal est déjà extrêmement malheureux, commander dans le mal est le comble de la misère. Tout ordre et donc toute supériorité existe d’abord et originellement en Dieu, et les créatures y participent selon qu’elles sont plus proches de lui ; tout agent accomplit un être semblable à lui-même. Mais l’esprit humain ne peut saisir la vérité intelligible dans sa nudité, parce qu’il lui est connaturel de comprendre en se tournant vers les images, des espèces reçues des créatures émane une vérité intelligible d’autant plus élevée que l’intelligence humaine est plus vigoureuse. Ainsi l’homme est aidé par l’ange pour parvenir à une plus parfaite connaissance du divin à partir des créatures.
Une telle motion n’est cependant pas contraignante, car la volonté demeure toujours libre de consentir à la passion ou de lui résister. Les démons ne peuvent pas introduire en nous des pensées en les produisant à l’intérieur de nous, puisque l’usage de notre pouvoir de penser est soumis à la volonté. Chez nous, une opération extérieure trouble la pureté de notre contemplation, parce que nous nous livrons à cette action avec nos forces sensibles, dont les actes, quand nous y prêtons attention, paralysent les actes de notre puissance intellectuelle.
Tout homme ou tout ange, en tant qu’il adhère à Dieu, devient spirituellement un avec Dieu, et comme tel est supérieur à toute créature. Il est conforme à l’ordre de la providence divine que, non seulement chez les anges mais même dans tout l’univers, les êtres inférieurs soient gouvernés par les êtres supérieurs. Et c’est pourquoi, comme on donne une garde aux hommes qui parcourent une route peu sûre, ainsi tout homme dans l’état de voyageur reçoit la garde d’un ange. Mais quand l’homme sera parvenu au terme du voyage, il n’aura plus d’ange gardien ; s’il est au ciel, il aura son ange régnant avec lui ; s’il est en enfer, il aura un démon pour le châtier.
Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, les anges gardent un motif de joie : l’accomplissement de l’ordre voulu par la providence divine. C’est le Seigneur votre Dieu qui vous tente afin de manifester que vous L’aimez. Le diable ne tente pas les hommes autant qu’il veut, mais autant que Dieu permet ; car s’Il lui permet de tenter un peu, Il le repousse ensuite à cause de la faiblesse de notre nature. Le plus grand nombre des hommes suivent leurs passions, qui sont des mouvements de l’appétit sensible auxquels peuvent coopérer les corps célestes ; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. Mais le destin est essentiellement cette disposition ou enchaînement, qui est l’ordre des causes secondes. Le destin, considéré dans les causes secondes, est sujet au changement ; mais, en tant qu’il est soumis à la Providence divine, il est doté d’immutabilité par une nécessité non pas absolue mais conditionnelle. Le destin est l’ordonnance des causes secondes à l’égard des effets préparés par Dieu. La démonstration est un syllogisme qui engendre la science ; une âme qui existerait sans corps ne posséderait pas la perfection de sa nature.
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